À 54 ans, choisir la solitude : Mon refus du mariage face aux attentes de la société
— Jacques, tu ne vas pas finir ta vie tout seul quand même ?
La voix de Philippe résonne dans ma petite cuisine, saturée d’odeurs de café et de tabac froid. Il me fixe, les bras croisés sur la table, comme s’il attendait une confession. Je détourne les yeux vers la fenêtre embuée. La pluie tambourine sur les carreaux, rythmant le silence qui s’installe.
Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse sourde. Dix ans déjà que Claire est partie. Dix ans que je vis seul dans cet appartement du centre de Nantes, avec pour seule compagnie le tic-tac de l’horloge et les souvenirs qui s’accrochent aux murs. J’ai 54 ans aujourd’hui, et tout le monde autour de moi semble persuadé que je devrais refaire ma vie. Comme si la solitude était une maladie honteuse.
— Tu sais, Philippe, commence-je d’une voix rauque, ce n’est pas si simple. On ne se remet pas d’un divorce comme on change de chemise. Et puis…
Je m’arrête. Comment lui expliquer ce vide qui m’habite ? Ce besoin d’espace, de silence, cette peur viscérale de revivre les mêmes disputes, les mêmes compromis étouffants ?
— Tu as rencontré quelqu’un au moins ? insiste-t-il. Une femme bien, de ton âge… 45, 50 ans ? Il y en a plein qui cherchent !
Je ris jaune. Oui, j’en ai rencontré. Des femmes divorcées elles aussi, usées par la vie, traînant derrière elles des valises pleines de regrets et d’attentes. On se regarde, on se jauge autour d’un verre dans un bar du quartier Graslin. On parle des enfants — les miens sont grands maintenant — du boulot, des vacances à La Baule ou à l’Île d’Yeu. Mais il manque toujours quelque chose. Une étincelle, un souffle de liberté.
— Tu sais ce que c’est, Philippe ? Je n’ai plus envie de faire semblant. Plus envie de jouer à l’homme parfait pour plaire à quelqu’un. J’ai donné.
Il soupire, lève les yeux au ciel.
— Mais tu ne vas pas rester seul jusqu’à la fin ! Tu ne veux pas d’une compagne pour partager les petits bonheurs ?
Je serre la mâchoire. Les petits bonheurs… Oui, c’est vrai que parfois la solitude pèse. Les dimanches soirs sont longs, surtout quand les enfants ne viennent pas dîner. Mais je préfère mille fois ce vide à la sensation d’étouffer dans une relation qui ne me ressemble plus.
Ma sœur Anne me répète la même chose à chaque repas de famille :
— Jacques, tu devrais penser à toi maintenant ! Trouve-toi une femme gentille, refais ta vie !
Mais c’est quoi « refaire sa vie » ? Pourquoi faudrait-il qu’elle passe forcément par le couple ? Est-ce que je suis moins homme parce que je préfère lire seul dans mon salon plutôt que d’aller au cinéma main dans la main avec une inconnue ?
Je me souviens du jour où Claire est partie. Les cris, les reproches, les portes qui claquent. J’ai cru mourir ce soir-là. Puis il y a eu le silence. Un silence assourdissant d’abord, puis apaisant avec le temps. J’ai appris à vivre avec moi-même. À apprécier les matins sans contrainte, les soirées sans compromis.
Philippe me regarde avec pitié.
— Tu as peur d’aimer à nouveau ?
Je secoue la tête.
— Non… J’ai peur de perdre ce que j’ai mis tant d’années à reconstruire : ma paix intérieure.
Il ne comprend pas. Personne ne comprend vraiment. Dans notre société française, on nous apprend dès l’enfance que le bonheur passe par le couple, la famille, la maison avec jardin et chien labrador. À 54 ans, on attend de moi que je sois un homme rangé, rassurant pour mes enfants et mes parents vieillissants.
Mais moi je veux autre chose. Je veux pouvoir partir marcher sur la côte sauvage sans prévenir personne. Je veux pouvoir inviter mes amis à l’improviste ou passer des heures à écouter Brassens en buvant un verre de vin rouge sans avoir à me justifier.
— Tu n’as jamais eu envie d’une deuxième chance ? demande Philippe doucement.
Je souris tristement.
— Peut-être… Mais pas au prix de ma liberté.
Il se lève pour partir. Avant de franchir la porte, il se retourne :
— Tu sais Jacques… La vie est courte.
Je reste seul dans ma cuisine sombre. La pluie a cessé. Je regarde mon reflet dans la vitre : un homme fatigué mais libre.
Est-ce vraiment un crime de choisir la solitude plutôt qu’un couple par défaut ? Pourquoi la société refuse-t-elle d’accepter qu’on puisse être heureux autrement ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?