J’ai renvoyé ma femme au travail : maintenant, je me retrouve seul à élever notre fils

« Tu ne fais rien de tes journées ! » Ma voix a claqué dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Camille s’est figée, la petite cuillère suspendue au-dessus du bol de céréales de Paul, notre fils de trois ans. Son regard s’est assombri, mais elle n’a rien dit. J’ai senti la colère monter en moi, cette colère sourde qui couvait depuis des semaines. Depuis que Camille était en congé maternité, j’avais l’impression de tout porter : les courses, le ménage, mon boulot d’informaticien à distance… et elle, elle semblait flotter dans une bulle d’épuisement et d’indifférence.

« Tu crois que c’est facile ? » a-t-elle murmuré, la voix tremblante. Mais je n’ai pas voulu entendre. Je n’ai vu que le désordre dans la maison, les lessives en retard, Paul qui pleurait pour un rien. J’étais fatigué, moi aussi. J’ai cru que la solution était simple : « Tu reprends le travail lundi. Je m’occupe de Paul. »

Camille n’a pas protesté. Elle a juste hoché la tête, les yeux brillants de larmes qu’elle a retenues. Ce soir-là, elle s’est couchée sans un mot. J’ai cru avoir gagné une bataille.

Le lundi suivant, j’ai déposé Paul à la crèche et j’ai regardé Camille partir au bureau, son tailleur froissé sur les épaules. Elle avait l’air d’un fantôme. Je me suis senti soulagé. Enfin, j’allais pouvoir montrer que moi, je savais gérer.

Mais très vite, la réalité m’a rattrapé. Paul a fait une otite carabinée dès le mercredi. Impossible de travailler avec ses cris dans l’appartement exigu de notre HLM à Montreuil. Les nuits blanches se sont enchaînées ; je n’arrivais plus à suivre mes dossiers. Le linge s’est empilé dans la salle de bain, les repas se sont résumés à des coquillettes au beurre.

Un soir, alors que je tentais de calmer Paul en lui chantant une vieille comptine de mon enfance — « Au clair de la lune… » — il m’a regardé avec ses grands yeux fatigués et a murmuré : « Maman ? » J’ai senti mon cœur se serrer. Où était-elle ? Elle rentrait tard, épuisée par son travail d’assistante sociale à l’hôpital. On ne se parlait presque plus.

Un samedi matin, ma mère est passée à l’improviste. Elle a trouvé Paul devant la télé, moi affalé sur le canapé, les yeux cernés. « Tu ne vas pas tenir comme ça, Julien », m’a-t-elle dit doucement. J’ai haussé les épaules : « Camille faisait bien moins que ça… »

Ma mère a soupiré : « Tu crois vraiment ? Tu sais ce que c’est d’être seule avec un enfant toute la journée ? »

Je n’ai pas répondu. Mais le doute s’est insinué en moi.

Les semaines ont passé. Paul est tombé malade une deuxième fois ; j’ai raté une réunion importante au travail. Mon chef m’a convoqué : « Julien, il faut choisir : soit tu assures ici, soit tu prends un congé parental. »

J’ai pensé à Camille, à son visage fermé chaque soir en rentrant, à ses mains tremblantes quand elle préparait le biberon de Paul. Je me suis souvenu de toutes les fois où je l’avais jugée sans comprendre.

Un soir d’avril, alors que Paul dormait enfin, j’ai trouvé Camille assise dans la cuisine, une tasse de thé froide entre les mains.

« Je suis désolée », ai-je murmuré.

Elle a levé les yeux vers moi : « Moi aussi… Mais tu sais, ce n’est pas facile pour moi non plus. »

On a parlé longtemps cette nuit-là. Pour la première fois depuis des mois, on s’est écoutés vraiment.

Aujourd’hui, je suis toujours seul avec Paul la plupart du temps — Camille a demandé un temps partiel pour souffler un peu — mais j’ai compris une chose essentielle : il n’y a pas de parent parfait. On fait tous ce qu’on peut avec nos forces et nos faiblesses.

Parfois, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’admettre qu’on a besoin d’aide ? Pourquoi avons-nous tant de mal à reconnaître les efforts des autres ? Peut-être que si on en parlait plus ouvertement, on se jugerait moins… Qu’en pensez-vous ?