Entre Deux Feux : L’Amour, la Famille et les Non-Dits

« Tu lui as encore parlé ? » La voix de Paul résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de masquer le tremblement de mes doigts. Il n’a pas besoin de préciser de qui il parle : Suzanne, mon ex-belle-mère.

« Oui, Paul. Elle voulait juste prendre des nouvelles d’Élise. » Ma voix est lasse, presque suppliante. Je sens déjà la colère monter en lui, ce mélange d’incompréhension et de jalousie qui empoisonne nos soirées depuis des mois.

Paul s’approche, les bras croisés. « Tu ne trouves pas ça bizarre ? Tu n’es plus avec son fils, Claire. Pourquoi tu continues à lui parler ? »

Je baisse les yeux. Comment lui expliquer ce lien indéfectible qui me lie à Suzanne ? Après mon divorce avec Antoine, alors qu’Élise n’avait qu’un an et demi, Suzanne est restée présente. Elle m’a soutenue quand je n’avais plus personne, elle a été là quand mes parents sont partis vivre à Bordeaux et que je me suis retrouvée seule à Paris avec un bébé.

Mais Paul ne voit que l’ombre d’Antoine derrière chaque message, chaque appel. Il croit que je m’accroche au passé, que je refuse de tourner la page. Pourtant, c’est faux. Antoine et moi, c’est fini depuis longtemps. Il a refait sa vie à Lyon et ne s’occupe d’Élise qu’un week-end sur deux.

Ce soir-là, après la dispute, je m’enferme dans la salle de bain. Je regarde mon reflet dans le miroir : cernes sous les yeux, fatigue accumulée. Je repense à la première fois où j’ai présenté Paul à Suzanne. Elle avait été polie, mais distante. Je crois qu’elle avait peur que je l’éloigne d’Élise.

Le lendemain matin, Élise saute sur mon lit. « Maman ! On va chez Mamie Suzanne aujourd’hui ? » Son sourire éclaire la pièce. Comment pourrais-je priver ma fille de ce lien ?

Au petit-déjeuner, Paul est silencieux. Je sens qu’il m’en veut encore. Je tente une approche :

— Paul… Tu sais, pour Élise, c’est important de voir sa grand-mère. Et pour moi aussi…

Il me coupe :

— Pour toi aussi ? Tu veux dire quoi par là ?

Je soupire.

— Suzanne a été là quand personne d’autre ne l’était. Elle fait partie de ma famille, même si je ne suis plus avec Antoine.

Il secoue la tête, agacé :

— Tu ne comprends pas ce que ça me fait ? J’ai l’impression d’être toujours le deuxième choix.

Je reste sans voix. Comment lui faire comprendre que ce n’est pas une question de préférence ? Que l’amour que j’ai pour lui n’a rien à voir avec l’affection que je ressens pour Suzanne ?

Le week-end arrive. Comme prévu, nous allons chez Suzanne à Vincennes. Elle accueille Élise à bras ouverts, lui offre un chocolat chaud et un livre d’images. Paul reste en retrait, mal à l’aise.

Suzanne me prend à part dans la cuisine :

— Il ne m’aime pas beaucoup, ton nouveau compagnon…

Je souris tristement.

— Il a du mal à comprendre notre relation.

Elle pose sa main sur la mienne.

— Tu sais, Claire… Ce n’est pas facile pour lui non plus. Mais tu dois lui parler franchement.

Le soir même, après avoir couché Élise, je m’assois face à Paul sur le canapé.

— Écoute… Je t’aime. Mais je ne peux pas couper Suzanne de nos vies. Pas seulement pour Élise, mais aussi parce qu’elle fait partie de mon histoire. Je veux qu’on avance ensemble, mais il faut que tu me fasses confiance.

Il détourne les yeux.

— J’essaie… Mais j’ai peur que tu regrettes Antoine un jour.

Je prends sa main.

— Antoine et moi, c’est terminé depuis longtemps. Ce que je ressens pour Suzanne n’a rien à voir avec lui. C’est une femme qui m’a tendu la main quand j’étais au plus bas. Est-ce si mal d’avoir de la gratitude ?

Il soupire longuement.

— J’ai juste peur de ne jamais être assez pour toi.

Je sens mes yeux s’embuer.

— Tu es assez. Mais ma vie ne peut pas être coupée en deux comme une part de gâteau. Il y a des gens qui restent, même quand l’amour s’en va.

Les semaines passent. Paul fait des efforts : il accompagne Élise chez Suzanne, il accepte les invitations à déjeuner du dimanche. Mais parfois, je sens encore sa jalousie sourde, tapie dans un coin du salon.

Un soir d’automne, alors que nous rentrons d’un dîner chez Suzanne, Paul me prend la main dans la voiture.

— Je crois que je commence à comprendre… Ce n’est pas facile pour moi, mais je vois bien qu’Élise est heureuse comme ça.

Je souris à travers mes larmes silencieuses.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que l’amour puisse prendre tant de formes différentes ? Est-ce qu’on doit forcément choisir entre son passé et son présent ?

Et vous… avez-vous déjà dû défendre un lien qui semblait incompréhensible aux yeux des autres ?