Au Carrefour de nos Regrets
« Antoine, tu pourrais au moins faire semblant de t’intéresser à ce que je dis ! » La voix de Camille résonne encore dans ma tête, même si cela fait deux ans qu’elle a claqué la porte de notre appartement à Lyon. Aujourd’hui, pourtant, c’est sa silhouette qui m’a frappé de plein fouet, là, entre les rayons du Carrefour de la Part-Dieu. J’étais venu acheter du lait et du pain, rien de plus banal. Mais le destin avait décidé de me rappeler ce que j’avais perdu.
Elle était là, devant la caisse automatique, élégante dans un tailleur crème, perchée sur des talons aiguilles qui claquaient sur le carrelage. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules. Elle riait avec la caissière, un rire léger, sincère. Je suis resté figé, le cœur serré. Camille ne riait jamais comme ça avec moi. Ou alors, c’était il y a très longtemps.
Je me suis approché sans vraiment le vouloir. Mon panier tremblait dans ma main. J’ai entendu son portable vibrer :
— Oui, chéri ? Oui, j’arrive dans dix minutes !
Sa voix était douce, presque chantante. Elle a raccroché et a continué à sourire. Je me suis senti invisible. Elle ne m’a pas vu. Ou alors elle a fait semblant. J’ai eu envie de l’appeler, de lui dire : « Camille, c’est moi ! Tu te souviens ? » Mais ma gorge s’est nouée.
Je me suis souvenu de nos disputes interminables pour des broutilles : la vaisselle pas faite, les factures en retard, les vacances annulées faute d’argent. Je me suis souvenu de cette nuit où elle avait pleuré dans la cuisine, pensant que je dormais. Je n’avais rien dit. J’étais resté dans mon lit, paralysé par la fatigue et la lâcheté.
— Tu ne m’écoutes jamais, Antoine ! Tu vis à côté de ta vie !
Elle avait raison. Je vivais à côté de ma vie. Et maintenant, je vivais à côté de la sienne.
J’ai payé mes courses en silence. En sortant du magasin, je l’ai vue monter dans une voiture flambant neuve. Un homme l’attendait au volant. Il est descendu pour lui ouvrir la portière. Elle a posé une main sur son bras et ils ont échangé un regard complice. J’ai senti une brûlure dans ma poitrine.
Sur le chemin du retour, j’ai croisé mon voisin, Gérard.
— Alors Antoine, toujours tout seul ?
— Oui… enfin non… ça va.
Mensonge éhonté. Je ne vais pas bien. Je me sens vide depuis le départ de Camille. Ma mère me répète sans cesse :
— Tu devrais tourner la page ! Trouve-toi quelqu’un !
Mais comment tourner la page quand chaque détail du quotidien me rappelle ce que j’ai perdu ? La tasse ébréchée qu’elle adorait, son parfum qui imprègne encore le couloir…
Le soir même, j’ai appelé mon fils, Lucas.
— Papa ?
— Ça va mon grand ?
— Oui… Maman m’a dit que tu étais triste.
— Non, non… C’est juste que tu me manques.
Il y a eu un silence gênant.
— Tu sais papa… Maman est heureuse maintenant. Elle rigole tout le temps avec Paul. Il est gentil avec elle.
Paul. Le nouveau compagnon de Camille. Celui qui a su lui donner ce que je n’ai jamais su offrir : l’attention, l’écoute, la tendresse.
Après avoir raccroché, j’ai ouvert une bouteille de vin et je me suis assis sur le balcon. Les lumières de la ville clignotaient au loin. J’ai repensé à notre mariage à Annecy, sous la pluie battante. Camille riait parce que sa robe était trempée jusqu’aux os. Moi, je râlais parce que les photos seraient ratées.
Pourquoi n’ai-je pas su profiter du bonheur quand il était là ? Pourquoi ai-je laissé filer l’amour par lassitude et orgueil ?
Le lendemain matin, j’ai croisé ma sœur Sophie au marché.
— Tu as une sale tête !
— J’ai mal dormi.
— Tu penses encore à Camille ?
— Je l’ai vue hier… Elle était… différente.
— Antoine… Il faut avancer maintenant. Tu as le droit d’être heureux toi aussi.
Mais comment être heureux quand on se sent responsable du malheur passé ? Quand on se dit qu’on aurait pu faire mieux, aimer plus fort ?
Le dimanche suivant, Lucas est venu déjeuner à la maison. Il a apporté un gâteau au chocolat que Camille avait préparé pour moi.
— Maman a dit que c’était ton préféré.
J’ai failli pleurer en goûtant la première bouchée. Le goût était le même qu’avant… mais tout avait changé.
Après le repas, Lucas m’a regardé droit dans les yeux :
— Papa… Tu sais que tu comptes pour moi ? Même si maman est heureuse avec Paul… Moi je t’aime pareil.
J’ai serré mon fils dans mes bras comme si ma vie en dépendait.
Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à Camille. Je ne l’ai jamais envoyée. Mais j’avais besoin de lui dire merci. Merci pour les années partagées, pour Lucas, pour tout ce qu’elle m’a appris sur moi-même — même si c’était douloureux.
La vie continue. Mais parfois, au détour d’un rayon de supermarché ou d’un souvenir fugace, le passé revient frapper à la porte du présent.
Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page sans jamais relire les chapitres précédents ? Et vous… avez-vous déjà regretté d’avoir laissé filer quelqu’un qui comptait plus que vous ne vouliez l’admettre ?