Quand la porte se referme : renaître à 58 ans

— Tu veux que je t’aide avec le dernier carton ?

Bernard ne me regarde même pas. Il soulève la boîte, lourde, pleine de ses outils, et la pose dans le coffre de sa vieille Peugeot. Je reste là, figée sur le seuil du garage, les bras ballants. Il ne reste plus rien de lui dans cette maison. Ni ses chemises qui traînaient sur la chaise de la chambre, ni son parfum boisé dans la salle de bain. Même le silence semble différent.

— Je repasserai chercher les papiers du notaire, murmure-t-il sans croiser mon regard.

J’acquiesce d’un signe de tête. J’ai l’impression d’être une figurante dans ma propre vie. Quand il démarre la voiture et s’éloigne, je ne pleure pas. Je ne crie pas. Je ne ressens rien. Juste un vide immense, comme si on venait de refermer une porte derrière moi, une porte que j’ai refusé d’ouvrir pendant trente ans.

Je m’appelle Françoise. J’ai 58 ans. Pendant trois décennies, j’ai été « la femme de Bernard », « la maman de Camille et Julien ». Mon prénom n’existait plus vraiment. On me présentait toujours par rapport à quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, je suis seule. Les enfants sont partis depuis longtemps : Camille vit à Lyon avec son compagnon, Julien travaille à Nantes et ne rentre que pour Noël.

Je m’assois sur le carrelage froid de la cuisine. Je regarde autour de moi : la nappe à carreaux bleus que Bernard détestait, les rideaux que j’ai cousus quand Camille est née… Tout me semble étranger. Qui suis-je sans eux ?

Le téléphone sonne. C’est ma sœur, Mireille.

— Alors ? Il est parti ?

Sa voix est pleine d’une compassion maladroite.

— Oui… Il est parti.

— Tu veux que je passe ce soir ? On pourrait ouvrir une bouteille…

Je refuse poliment. Je n’ai envie de voir personne. Je veux juste… comprendre ce qui m’arrive.

Le soir tombe vite en novembre. Je me fais un thé, je m’installe devant la télé sans vraiment regarder l’écran. Les souvenirs affluent : les vacances en Bretagne, les disputes pour des broutilles, les anniversaires des enfants… Et puis cette lente érosion du couple, les silences de plus en plus lourds, les regards qui se fuient.

Un jour, Bernard a dit : « On ne se parle plus. On ne se touche plus. On n’est plus rien l’un pour l’autre. »

Il avait raison.

Mais comment fait-on pour exister à nouveau quand on a tout donné aux autres ?

Le lendemain matin, je me réveille tôt. Je décide d’aller au marché du village. Cela fait des années que je n’y suis pas allée seule. J’achète des pommes, du fromage, un bouquet de tulipes jaunes. La fleuriste me sourit :

— C’est pour offrir ?

Je bafouille :

— Non… C’est pour moi.

Elle me regarde avec bienveillance.

— Vous avez raison. Il faut se faire plaisir.

En rentrant chez moi, je croise Madame Lefèvre, la voisine.

— Alors, Françoise… J’ai appris pour Bernard… Si tu as besoin de quoi que ce soit…

Je souris poliment mais je sens son regard peser sur moi. Dans le village, tout le monde sait déjà. On va parler de moi à la boulangerie, chez le coiffeur… « La pauvre Françoise, elle a été quittée… »

Mais ce n’est pas ça la vérité. Bernard et moi nous sommes quittés ensemble. Par lassitude, par fatigue, par manque d’amour peut-être.

Les jours passent. Je range la maison, je trie les affaires des enfants restées dans leurs chambres d’ado. Je tombe sur une vieille lettre de Camille : « Maman, tu es la meilleure du monde ! »

Je fonds en larmes.

Un soir, Camille m’appelle.

— Maman… Tu vas bien ?

Sa voix tremble un peu.

— Oui… Enfin non… Je ne sais pas trop.

— Tu veux venir passer quelques jours à Lyon ?

J’hésite. J’ai peur d’être un poids pour elle.

— Non merci ma chérie… J’ai besoin de temps pour moi.

Elle insiste mais je refuse gentiment.

Les semaines s’enchaînent. Noël approche. Julien m’envoie un message : « Je peux venir avec mon copain cette année ? »

Je souris devant mon téléphone. Bernard n’a jamais accepté l’homosexualité de Julien. Moi j’ai toujours essayé d’être là pour lui, même si parfois j’ai eu du mal à comprendre.

Le soir du réveillon arrive enfin. La maison se remplit de rires et d’odeurs de cuisine. Camille prépare une tarte aux poireaux, Julien déballe des cadeaux ridicules. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens vivante.

Après le départ des enfants, le silence revient mais il est différent. Moins lourd. Plus doux.

Je décide alors de m’inscrire à un atelier d’écriture à la médiathèque du village. Le premier jour, je tremble en poussant la porte. Autour de la table, il y a des femmes comme moi : Marie-Claire qui a perdu son mari l’an dernier ; Sylvie qui vient d’être licenciée ; Hélène qui élève seule ses trois enfants.

On écrit sur nos peurs, nos rêves oubliés, nos colères rentrées.

Un soir, après l’atelier, Marie-Claire me propose d’aller boire un verre au café du coin.

— Tu sais Françoise… On croit qu’on ne survivra jamais à ça… Et puis un matin on se réveille et on se dit : « Et si c’était le début ? »

Je souris timidement.

Petit à petit, je découvre des plaisirs simples : marcher dans la forêt sans but précis ; lire jusqu’à deux heures du matin ; cuisiner juste pour moi ; oser dire non quand je n’ai pas envie ; oser dire oui quand j’en ai envie.

Un jour, Bernard m’appelle pour parler des papiers du divorce.

— Tu vas bien ? demande-t-il maladroitement.

Je sens qu’il voudrait dire autre chose mais il n’y arrive pas.

— Oui Bernard… Je vais bien maintenant.

Il raccroche sans un mot de plus.

Ce soir-là, je m’assois devant la fenêtre ouverte sur le jardin endormi et je me demande :

Ai-je vraiment vécu tout ce temps ou ai-je simplement existé pour les autres ? Est-ce qu’il est trop tard pour apprendre à être soi-même ? Qu’en pensez-vous ?