Je n’ai pas besoin de haïr : l’histoire de mon ex-mari et moi
— Tu es folle, maman ! Tu te rends compte de ce que tu fais ?
La voix de ma fille, Camille, résonne encore dans ma tête. Je suis assise sur le vieux canapé du salon, les mains tremblantes autour d’une tasse de thé tiède. Dehors, la pluie martèle les vitres de notre pavillon en banlieue parisienne. J’ai 62 ans, et je me demande si j’ai vraiment perdu la raison.
Tout a commencé il y a trois semaines. Un appel inattendu de l’hôpital Saint-Antoine : « Madame Lefèvre ? Votre ex-mari, Monsieur Gérard Lefèvre, a été admis chez nous. Il a besoin d’un proche pour l’aider à organiser sa sortie. »
Gérard. Quinze ans que nous sommes divorcés. Quinze ans que nos vies se sont éloignées, chacun refaisant sa route, lui avec sa compagne, moi avec mes habitudes et mes petits-enfants. Nos échanges se limitaient aux anniversaires des enfants, aux communions, aux enterrements. Toujours polis, toujours distants. Deux étrangers qui partagent un passé commun.
Mais ce jour-là, en entendant la voix inquiète de l’infirmière, j’ai senti quelque chose se fissurer en moi. J’ai raccroché, puis j’ai appelé Camille et mon fils Julien. Leur réaction a été immédiate :
— Tu n’es pas obligée, maman. Il a refait sa vie, il n’a qu’à demander à sa compagne !
— Tu te rappelles comment il t’a laissée ? Après tout ce qu’il t’a fait subir ?
Je me souvenais. Les disputes, les silences glacés, la trahison qui avait mis fin à notre mariage. Mais je me souvenais aussi d’autres choses : les vacances en Bretagne avec les enfants, les fous rires dans la cuisine, les nuits blanches à veiller un bébé malade. Ce n’était pas si simple.
J’ai pris le métro jusqu’à l’hôpital. Gérard était là, amaigri, le visage creusé par la maladie et la peur. Il m’a regardée comme si j’étais un fantôme.
— Je ne pensais pas que tu viendrais…
Sa voix était rauque, presque brisée. J’ai haussé les épaules.
— Je ne savais pas non plus si je viendrais.
Il a souri faiblement. Ce sourire-là, je ne l’avais pas vu depuis des années.
Les jours suivants ont été un tourbillon d’émotions contradictoires. J’ai organisé son retour chez lui — sa compagne était en déplacement à Lyon pour son travail et ne pouvait pas rentrer avant deux semaines. J’ai fait les courses, préparé des repas simples, installé une chaise dans la douche pour qu’il puisse se laver sans risquer de tomber.
Chaque soir, je rentrais chez moi épuisée, le cœur lourd. Camille et Julien m’appelaient pour me dire que j’étais trop gentille, trop naïve.
— Il ne mérite pas ça !
Mais qui mérite quoi ?
Un soir, alors que je lui apportais une soupe chaude, Gérard m’a regardée longuement.
— Pourquoi tu fais tout ça ? Après tout ce que je t’ai fait…
J’ai posé la cuillère sur la table et j’ai pris une grande inspiration.
— Parce que je n’ai pas envie de vivre avec la haine. Parce que tu es le père de mes enfants. Parce que… je ne sais pas. Peut-être parce que je veux croire qu’on peut être plus grands que nos blessures.
Il a détourné les yeux. J’ai vu une larme couler sur sa joue.
Les jours ont passé. Gérard a commencé à aller un peu mieux. Sa compagne est revenue et m’a remerciée d’un ton gêné. Les enfants sont venus le voir — à reculons — et m’ont regardée comme si j’étais devenue étrangère à leurs yeux.
Un dimanche après-midi, alors que nous étions tous réunis autour d’un gâteau au chocolat (celui que Gérard aimait tant autrefois), Camille a explosé :
— Tu veux quoi, maman ? Qu’on oublie tout ? Qu’on fasse comme si rien ne s’était passé ?
J’ai senti ma gorge se serrer.
— Non… Je veux juste qu’on arrête de croire qu’on doit choisir entre aimer ou haïr. On peut juste… avancer.
Le silence s’est installé dans la pièce. Même les petits-enfants ont cessé de chahuter.
Après le départ de tout le monde, Gérard m’a raccompagnée à la porte.
— Merci, Hélène… Je ne sais pas comment te remercier.
Je lui ai souri tristement.
— Tu n’as pas à me remercier. Prends soin de toi.
Sur le chemin du retour, j’ai repensé à tout ce qui s’était passé ces dernières semaines. À la colère de mes enfants, à ma propre confusion. Avais-je eu raison ? Avais-je été faible ou forte ?
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce vraiment une trahison envers soi-même que de tendre la main à celui qui nous a blessés ? Ou est-ce simplement une façon d’être libre ? Qu’en pensez-vous ?