Le silence entre nous : une tasse de café, des années de non-dits
« Sarah, tu viens ? Le café va refroidir. »
Je reste figée sur le pas de la porte, mon manteau serré contre moi comme une armure. Monique, mon ex-belle-mère, me regarde avec ce mélange d’espoir et de nervosité que je ne lui connaissais pas. Cela fait trois ans que je n’ai pas mis les pieds dans cette maison à Angers, trois ans que j’évite soigneusement cette rue, ce quartier, cette vie d’avant.
Pourquoi m’a-t-elle appelée ? Pourquoi maintenant ?
Je franchis le seuil, le cœur battant. L’odeur du café filtre me ramène à des dimanches matin d’autrefois, quand Paul et moi étions encore mariés. Monique posait toujours trop de sucre dans ma tasse, croyant bien faire. Aujourd’hui, elle me tend une tasse sans rien dire, comme si elle savait que je n’aime plus le sucre depuis longtemps.
« Tu as l’air fatiguée », dit-elle doucement.
Je hausse les épaules. « Les nuits sont courtes. »
Un silence s’installe. Je sens son regard sur moi, insistant, presque douloureux. Je n’ose pas la regarder en face. Je repense à la dernière fois que nous nous sommes vues : c’était à la mairie, le jour où Paul et moi avons signé les papiers du divorce. Monique n’a pas dit un mot ce jour-là. Elle m’a juste lancé un regard froid, plein de reproches.
« Je suis désolée », murmure-t-elle soudain.
Je relève la tête, surprise. « Pour quoi ? »
Elle détourne les yeux vers la fenêtre. « Pour tout. Pour t’avoir jugée. Pour avoir cru que tu étais responsable de tout ce qui s’est passé avec Paul. »
Je sens une boule se former dans ma gorge. Je voudrais lui dire que ce n’est pas si simple, que Paul aussi a ses torts, que moi-même je ne comprends pas tout ce qui s’est passé. Mais les mots restent coincés.
« Tu sais… » Elle hésite. « Depuis que tu es partie, Paul ne vient plus me voir. Il ne parle plus de toi non plus. Il s’est refermé comme une huître. »
Je ferme les yeux un instant. Paul… Est-ce qu’il souffre autant que moi ?
Monique continue : « Je me suis sentie tellement seule. J’ai compris trop tard que tu étais devenue comme une fille pour moi. »
Je laisse échapper un rire amer. « Une fille qu’on chasse dès qu’elle ne correspond plus à l’image parfaite ? »
Elle secoue la tête, les larmes aux yeux. « Je ne savais pas comment réagir. Dans ma génération, on ne parle pas de ces choses-là… On garde tout pour soi et on fait semblant que tout va bien. »
Je regarde autour de moi : les photos de famille sont toujours là, mais sur aucune je n’apparais plus. J’ai été effacée comme une erreur de parcours.
« Tu sais ce qui me manque le plus ? » demande-t-elle soudain.
Je secoue la tête.
« Les rires dans cette maison. Depuis ton départ, il n’y a plus que le silence et la télévision pour me tenir compagnie. »
Je sens mes défenses s’effondrer peu à peu. Moi aussi je me sens seule, même entourée de collègues ou d’amis qui ne comprennent pas vraiment ce que j’ai perdu : une famille entière, pas seulement un mari.
Monique pose sa main sur la mienne. « Pardonne-moi, Sarah. J’ai été injuste avec toi. J’aimerais qu’on puisse recommencer… au moins essayer d’être amies ? »
Je la regarde enfin dans les yeux. Je vois toute sa fatigue, sa tristesse, mais aussi une sincérité nouvelle.
« Tu crois qu’on peut vraiment recommencer ? »
Elle sourit faiblement. « On peut essayer… Peut-être qu’on n’a pas besoin d’être parfaites pour être là l’une pour l’autre. »
Le téléphone sonne soudainement dans la pièce voisine. Monique sursaute et va répondre. J’entends sa voix trembler : « Oui Paul… Non, Sarah est là… Oui… Tu veux lui parler ? »
Un silence lourd tombe sur la cuisine.
Elle revient avec le combiné tendu vers moi : « Il veut te parler… »
Mon cœur s’emballe. Je prends le téléphone d’une main tremblante.
« Allô ? »
La voix de Paul est hésitante : « Salut Sarah… Maman m’a dit que tu étais là… Je voulais juste savoir si… si tu allais bien. »
Je ferme les yeux, submergée par l’émotion.
« Oui… Je vais bien… Et toi ? »
Un silence gênant s’installe.
« Je suis désolé pour tout… Je crois qu’on a tous perdu quelque chose dans cette histoire… »
Je sens les larmes couler sur mes joues.
« Moi aussi je suis désolée… »
Paul raccroche rapidement, comme s’il avait peur d’en dire trop.
Monique revient s’asseoir près de moi.
« Tu vois… Peut-être qu’on peut tous avancer maintenant », dit-elle doucement.
Je regarde ma tasse de café refroidie et je me demande : est-ce vraiment possible de réparer ce qui a été brisé ? Peut-on retrouver un peu de chaleur humaine après tant d’années de silence et de malentendus ?
Et vous… croyez-vous qu’on puisse vraiment pardonner et reconstruire une famille autrement ?