La dernière nuit de notre amour : Chronique d’un divorce après 35 ans de mariage
— Tu ne vas pas rester debout toute la nuit à attendre, hein ? m’a lancé ma fille Camille au téléphone, sa voix tremblante d’inquiétude.
Je n’ai pas répondu. J’étais assise sur le vieux canapé du salon, le chien de ma petite-fille roulé en boule contre mes pieds, la télévision allumée sur un feu d’artifice silencieux. Il était presque minuit, la nuit du Nouvel An, et mon mari, François, n’était toujours pas rentré du cimetière. Depuis la mort de sa mère en octobre, il y passait de plus en plus de temps. Mais ce soir-là, alors que les voisins ouvraient le champagne et que Paris s’illuminait à travers la fenêtre, j’ai senti un vide immense s’installer entre nous.
J’ai repensé à notre premier réveillon ensemble, en 1988. Nous avions dansé dans la cuisine, riant comme des enfants. Je portais une robe rouge qu’il m’avait offerte, il m’avait embrassée à minuit pile. Où étaient passées ces années ? Comment étions-nous devenus deux étrangers sous le même toit ?
La porte a claqué. François est entré, le visage fermé. Il a posé ses clés sans un mot, a retiré son manteau trempé par la pluie. J’ai voulu lui demander s’il allait bien, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
— Tu ne dors pas ? a-t-il murmuré sans me regarder.
— Je t’attendais…
Il a haussé les épaules. Un silence pesant s’est installé. Le chien a gémi doucement.
— Tu sais, Camille m’a appelée. Elle s’inquiète pour toi… pour nous.
Il a soupiré, s’est assis en face de moi. Ses mains tremblaient légèrement.
— Je ne sais plus où j’en suis, Marie. Depuis que maman est partie… tout me semble vide. Même toi.
J’ai senti une brûlure monter dans ma poitrine. Vide ? Après trente-cinq ans ? J’ai voulu crier, pleurer, mais j’ai simplement posé ma main sur la sienne.
— On pourrait essayer de…
Il a retiré sa main brusquement.
— Arrête. On ne va pas faire semblant encore une année de plus.
J’ai compris à cet instant que tout était fini. Que ni les souvenirs ni les enfants ni les petits-enfants ne suffiraient à recoller les morceaux.
Les jours suivants ont été un enchaînement de gestes mécaniques : préparer le café, nourrir le chien, répondre aux messages de Camille et d’Antoine, notre fils qui vit à Lyon et qui ne comprend rien à ce qui se passe. J’ai croisé François dans le couloir comme on croise un voisin dans l’ascenseur : un sourire poli, un mot banal.
Un soir, alors que je rangeais des photos dans une boîte en carton — nos vacances à Arcachon, les anniversaires des enfants, la maison qu’on avait retapée ensemble — j’ai éclaté en sanglots. J’ai appelé ma sœur Hélène à Bordeaux.
— Tu ne peux pas tout porter seule, Marie. Viens quelques jours ici. Prends du recul.
Mais comment prendre du recul quand on a bâti toute sa vie sur une histoire qui s’effondre ? J’avais 27 ans quand j’ai rencontré François à la fac de lettres à Toulouse. Il était drôle, passionné par la littérature russe. On rêvait d’une maison pleine d’enfants et de livres. On s’est mariés dans une petite mairie du Tarn, entourés de nos familles bruyantes et aimantes.
Les années ont filé entre les couches à changer, les factures à payer, les disputes pour des broutilles — la vaisselle pas faite, les vacances annulées faute d’argent. Mais on tenait bon. On croyait que l’amour suffisait.
Et puis les enfants sont partis. La maison est devenue trop grande, trop silencieuse. François s’est réfugié dans son jardin ou au cimetière auprès de sa mère malade puis décédée. Moi, j’ai repris un mi-temps à la bibliothèque municipale pour tromper l’ennui.
Un matin de janvier, alors que je préparais du thé, François est entré dans la cuisine avec une enveloppe blanche.
— J’ai pris rendez-vous chez l’avocat.
Je n’ai rien dit. Je savais que c’était inévitable.
Le divorce à 62 ans… Qui aurait cru ? Mes amies du club de lecture n’en revenaient pas.
— Mais tu vas faire quoi maintenant ? Tu vas vendre la maison ?
— Et les petits-enfants ? Ils vont comprendre ?
Je n’avais aucune réponse. Je me sentais vieille et inutile. J’enviais ces femmes qui recommençaient leur vie après cinquante ans avec une énergie folle. Moi, je n’avais plus envie de rien.
Camille est venue un dimanche avec ses enfants. Elle a trouvé François dans le jardin et moi dans la cuisine.
— Vous n’allez pas vous séparer pour de vrai ? a-t-elle chuchoté en larmes.
Je l’ai prise dans mes bras.
— Parfois… il vaut mieux partir que rester par habitude.
Mais au fond de moi, je doutais encore.
Le jour où François a emporté ses affaires dans deux valises grises, j’ai ressenti un soulagement étrange mêlé à une tristesse infinie. J’ai passé la soirée à marcher dans l’appartement vide, à toucher les murs comme pour m’assurer qu’ils étaient bien réels.
Aujourd’hui, cela fait trois mois que je vis seule. Je découvre la solitude comme on découvre un pays inconnu : avec peur et curiosité. Je me surprends à sourire devant une vieille chanson à la radio ou à pleurer devant une publicité idiote.
Parfois je me demande : est-ce qu’on aurait pu sauver notre couple si on avait parlé plus tôt ? Est-ce qu’on s’est perdus parce qu’on n’a pas su vieillir ensemble ? Ou est-ce simplement la vie qui nous a séparés sans qu’on s’en rende compte ?
Et vous… croyez-vous qu’on peut vraiment recommencer à vivre après avoir tout perdu ?