Insomnie et confiture : une nuit de vérité
« Tu ne vaux rien, Élodie. »
La voix de François résonne encore dans ma tête, même si cela fait déjà deux ans qu’il a quitté notre appartement de la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Il est trois heures du matin, la ville dort, mais moi, je suis debout dans ma cuisine, les mains tremblantes au-dessus d’une casserole de fraises et de sucre. Je fais de la confiture parce que je n’arrive pas à dormir, parce que le silence me fait peur et que le bruit du sucre qui bout me rassure.
Je me parle à voix basse pour ne pas réveiller Camille, ma fille de huit ans, qui dort dans la chambre d’à côté. « Tu ne vaux rien… » Cette phrase, il me l’a répétée tant de fois que j’ai fini par y croire. Pourtant, au début, François était tout le contraire : un homme élégant, toujours un bouquet de pivoines à la main, des mots doux murmurés à l’oreille. Ma mère disait : « Tu as trouvé un homme bien, Élodie. » Je voulais y croire. Mais les années ont passé et le masque est tombé.
Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a trois ans. Nous étions attablés dans la cuisine, Camille dessinait sur un coin de nappe en papier. François est rentré plus tôt que d’habitude, le visage fermé. Il a jeté son manteau sur la chaise et m’a lancé :
— Tu n’as encore rien préparé ?
J’ai senti la colère monter en lui comme une vague noire. J’ai bredouillé une excuse, mais il n’a rien voulu entendre. Il a renversé mon assiette par terre et a hurlé sur Camille parce qu’elle avait renversé un peu d’eau. Ce soir-là, j’ai compris que je vivais avec un étranger.
La confiture commence à épaissir. Je baisse le feu et m’essuie les yeux du revers de la main. Pourquoi je repense à tout ça ce soir ? Peut-être parce que demain, c’est l’audience pour la garde de Camille. François veut la garde alternée. Il dit que je suis instable, que je ne sais pas éduquer notre fille. Il a même écrit une lettre au juge où il raconte que je passe mes nuits à cuisiner au lieu de dormir.
Je ris nerveusement en pensant à cette lettre. Si seulement le juge savait… Si seulement il savait que c’est la peur qui me tient éveillée, que c’est l’angoisse qui me pousse à faire des confitures à trois heures du matin pour ne pas sombrer.
Je repense à mes parents. Mon père me disait toujours : « Dans la vie, il faut savoir se battre pour ce qu’on aime. » Mais comment se battre quand on est épuisée ? Quand chaque mot prononcé par l’autre devient une arme ?
Soudain, j’entends des pas dans le couloir. Camille apparaît dans l’embrasure de la porte, les cheveux en bataille.
— Maman, tu fais encore de la confiture ?
Je lui souris faiblement.
— Oui, ma chérie. Tu veux goûter ?
Elle hoche la tête et s’approche en traînant son doudou derrière elle. Je lui tends une petite cuillère pleine de confiture brûlante. Elle grimace puis sourit.
— C’est trop bon !
Son rire éclate dans la cuisine sombre et soudain, tout semble moins lourd. Je m’accroupis pour la serrer contre moi.
— Tu sais, maman… Papa il crie trop fort. Moi j’aime quand tu fais des confitures.
Ses mots me transpercent le cœur. Je voudrais lui promettre que tout ira bien, mais je n’en suis pas sûre moi-même.
Après avoir recouché Camille, je retourne devant ma casserole. Je repense à toutes ces nuits où j’ai pleuré en silence pour ne pas qu’elle entende. À toutes ces fois où j’ai voulu partir mais où j’ai eu peur de ne pas y arriver seule.
Le téléphone vibre sur le plan de travail : un message de François.
« N’oublie pas demain 9h. Prépare-toi à perdre. »
Je serre les dents. Je ne veux plus avoir peur. Je veux me battre pour Camille, pour moi aussi. Je veux prouver à ce juge que je suis une bonne mère, même si je fais des confitures au lieu de dormir.
Le jour commence à poindre derrière les rideaux. Je verse la confiture brûlante dans des pots stérilisés en pensant à toutes les femmes qui vivent ce que j’ai vécu — cette violence invisible qui ne laisse pas de traces sur la peau mais qui détruit l’âme.
Je me regarde dans le reflet de la fenêtre : cernes profondes, cheveux en bataille… mais dans mes yeux brille une lueur nouvelle.
Est-ce que je vais réussir à tourner la page ? Est-ce que les juges voient vraiment ce qu’on vit derrière les portes closes ?
Et vous… avez-vous déjà eu peur de perdre ce qui compte le plus pour vous ?