Entre Devoir et Désir : Mon Mariage Imposé

« Damien, il faut que tu assumes maintenant. » La voix de mon père résonne encore dans ma tête, grave, tranchante, comme une sentence. Je me revois, ce soir-là, assis à la table de la cuisine, les mains moites, le regard fuyant celui d’Anne. Elle, silencieuse, le visage fermé, triturait nerveusement la manche de son pull. Ma mère, debout derrière moi, posait une main lourde sur mon épaule, comme pour m’ancrer à cette réalité que je refusais d’accepter.

Tout a commencé un soir de printemps à Lyon, dans ce petit appartement que je partageais avec Anne depuis quelques mois. Nous étions jeunes, insouciants, et rien ne laissait présager que notre histoire prendrait ce tournant. Quand elle m’a annoncé sa grossesse, j’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. Je n’étais pas prêt. Pas prêt à être père, encore moins à me marier. Mais dans nos familles, on ne plaisante pas avec l’honneur. « Un enfant sans mariage ? Chez nous ? Jamais ! » avait lancé ma grand-mère, outrée, lors d’un dîner où la nouvelle avait éclaté comme une bombe.

Les semaines suivantes furent un tourbillon de rendez-vous, de discussions à voix basse, de regards lourds de reproches. Anne et moi, nous ne nous parlions presque plus. Elle semblait s’éloigner chaque jour un peu plus, prisonnière elle aussi de cette situation. Le mariage fut organisé à la hâte, dans la petite mairie du 7ème arrondissement. Je me souviens du froid dans mon cœur, du sourire forcé sur les photos, des félicitations qui sonnaient faux.

La vie à deux, sous le même toit, n’a rien arrangé. Les disputes éclataient pour un rien : une assiette mal rangée, une facture oubliée, un silence trop long au dîner. Anne pleurait souvent, seule dans la chambre du bébé qu’elle préparait avec une minutie presque maladive. Moi, je fuyais. Je rentrais tard du travail, prétextant des heures supplémentaires. Parfois, je m’arrêtais au bord du Rhône, regardant les lumières de la ville se refléter sur l’eau, me demandant comment j’avais pu en arriver là.

Un soir, alors que je rentrais plus tard que d’habitude, j’ai trouvé Anne assise dans le noir, le visage baigné de larmes. « Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ? » a-t-elle murmuré. J’ai voulu la rassurer, lui dire que tout irait bien, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. Comment lui avouer que je me sentais piégé, que je rêvais d’une autre vie ?

La naissance de notre fils, Paul, a été un moment étrange. J’ai ressenti une vague d’amour immense en le tenant dans mes bras pour la première fois. Mais cette joie s’est vite heurtée à la réalité : rien n’avait changé entre Anne et moi. Nous étions deux étrangers partageant la garde d’un enfant. Les nuits blanches, les cris du bébé, les visites de la belle-famille… tout cela n’a fait qu’accentuer notre malaise.

Un jour, alors que je déposais Paul à la crèche, j’ai croisé Julie, une ancienne camarade de fac. Elle m’a souri, m’a demandé des nouvelles. Sa légèreté, sa spontanéité m’ont bouleversé. J’ai eu envie de tout lui raconter, de lui dire combien je me sentais seul. Mais je me suis tu. De retour à la maison, Anne m’attendait, fatiguée, les yeux cernés. « On ne peut pas continuer comme ça, Damien… » a-t-elle soufflé. Pour la première fois, j’ai vu dans son regard la même détresse que la mienne.

Nous avons essayé la thérapie de couple. Les séances étaient douloureuses. Chacun déballait ses frustrations, ses regrets, ses peurs. « Pourquoi restes-tu ? » m’a demandé la psychologue. Je n’ai pas su répondre. Par peur du scandale ? Par loyauté envers Paul ? Ou simplement parce que je ne savais pas comment partir ?

Les mois ont passé. Anne et moi avons trouvé une sorte d’équilibre fragile, fait de compromis et de non-dits. Nous nous sommes organisés autour de Paul, évitant les sujets qui fâchent. Mais le soir, quand la maison s’endort, je me retrouve face à moi-même, rongé par le doute. Est-ce cela, la vie adulte ? Sacrifier ses rêves pour répondre aux attentes des autres ?

Un dimanche matin, alors que nous prenions le petit-déjeuner en silence, Paul a levé les yeux vers moi et a demandé : « Papa, tu es heureux ? » J’ai senti mon cœur se serrer. Que pouvais-je lui répondre ? Que le bonheur n’était qu’une illusion ? Que j’avais tout fait pour lui offrir une famille, même si elle était bancale ?

Parfois, je me surprends à imaginer une autre vie. Une vie où j’aurais eu le courage de dire non, d’assumer mes choix. Mais la réalité est là : je suis marié à Anne, père de Paul, et chaque jour je fais de mon mieux pour ne pas sombrer.

Ce soir encore, alors qu’Anne range la cuisine et que Paul joue dans sa chambre, je me demande : est-il possible de construire le bonheur sur des fondations imposées ? Ou sommes-nous condamnés à vivre dans l’ombre de nos renoncements ? Qu’en pensez-vous ?