Divorcer à 65 ans : l’histoire de Bernard, ou comment oser tout recommencer

« Tu veux vraiment faire ça, Bernard ? À ton âge ? » La voix de Françoise tremble, mais son regard reste dur. Je suis debout dans le salon, la lettre d’avocat à la main. Il est 19h, la lumière du soir s’étire sur les murs jaunis de notre appartement à Nantes. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.

Je m’appelle Bernard. J’ai soixante-cinq ans, et je demande le divorce après quarante ans de mariage. Qui fait ça ? Qui ose tout casser à cet âge ? Je me le répète depuis des semaines, mais ce soir, c’est réel. Françoise me fixe, les bras croisés sur sa robe de chambre. Elle attend une explication que je ne sais pas donner.

« Pourquoi maintenant ? » souffle-t-elle. Je n’arrive pas à répondre. Parce que notre fils, Guillaume, est parti vivre au Canada avec sa femme et nos petits-enfants ? Parce que la maison est devenue un mausolée où chaque objet me rappelle ce qui n’existe plus ? Parce que je ne supporte plus le silence entre nous, ni ces conversations qui tournent toujours autour de Guillaume et des enfants ?

La vérité, c’est que je me suis senti mourir à petit feu. J’ai essayé de m’accrocher : les promenades au parc, les déjeuners du dimanche, les photos envoyées par WhatsApp. Mais rien n’y fait. Françoise ne parle plus que des enfants. Elle vit pour eux, par procuration. Moi, j’étouffe.

Et puis il y a eu Sophie.

Je l’ai rencontrée au club de lecture de la médiathèque. Elle a cinquante-huit ans, divorcée depuis longtemps, un rire qui éclate comme une bulle de champagne. Elle m’a parlé de ses voyages en Bretagne, de ses rêves d’écrire un roman policier. Avec elle, j’ai retrouvé le goût de parler d’autre chose que des petits-enfants ou des rhumatismes. J’ai ri. J’ai eu envie de vivre.

Un soir, après une séance du club, elle m’a invité à boire un verre chez elle. On a parlé jusqu’à minuit. Elle m’a touché la main en riant d’une blague idiote sur les Bretons et la pluie. J’ai senti mon cœur battre comme à vingt ans. Je suis rentré chez moi en tremblant.

J’ai essayé d’en parler à Françoise. Mais elle ne voulait rien entendre : « Tu es ridicule, Bernard ! À ton âge ! » Elle a cru à une crise passagère. Mais ce n’était pas une crise. C’était un réveil brutal.

Les semaines ont passé. J’ai continué à voir Sophie en secret. Je me sentais coupable, mais vivant. Un jour, elle m’a dit : « Tu ne peux pas continuer comme ça, Bernard. Tu dois choisir. »

J’ai choisi.

Le jour où j’ai annoncé ma décision à Françoise, elle a hurlé : « Tu veux tout gâcher ? Pour une histoire d’adultère ? Tu n’as donc aucune dignité ? » J’ai baissé les yeux. Je n’avais plus de dignité depuis longtemps.

Guillaume a appris la nouvelle par téléphone. Il était furieux : « Papa, tu es malade ou quoi ? Tu veux finir seul ? Tu penses à maman ? » Il ne comprenait pas. Il ne voulait pas comprendre.

Les semaines suivantes ont été un enfer. Françoise pleurait tous les soirs dans la chambre d’amis où je dormais désormais. Elle appelait Guillaume tous les jours pour lui raconter mes « trahisons ». Les voisins ont commencé à chuchoter dans l’ascenseur. À la boulangerie, Madame Lefèvre m’a lancé un regard noir : « On ne quitte pas sa femme à votre âge, Monsieur Bernard… »

J’ai déménagé dans un petit deux-pièces près du centre-ville. Les premiers jours ont été terribles : le silence, l’absence de repères, la solitude qui s’abat comme une chape de plomb dès la nuit tombée. J’ai failli tout arrêter.

Mais Sophie était là. Elle m’a aidé à repeindre les murs, à choisir des rideaux jaunes pour la cuisine. Elle m’a emmené voir la mer à Pornichet un dimanche matin d’hiver. On a mangé des huîtres sur le port en riant comme des adolescents.

Petit à petit, j’ai repris goût à la vie. J’ai recommencé à lire, à écrire même quelques poèmes maladroits que Sophie corrigeait avec tendresse. J’ai retrouvé des amis perdus de vue depuis des années.

Mais rien n’est simple.

Guillaume refuse toujours de me parler autrement que par messages froids et brefs : « Joyeux anniversaire », « Bonne fête ». Il ne veut pas que je voie mes petits-enfants sur Skype quand il est là. Il dit que j’ai brisé la famille.

Françoise a refait sa vie aussi, paraît-il — ou du moins elle essaie. Elle va au club de bridge avec ses amies et part en cure thermale chaque printemps. Mais je sais qu’elle souffre encore.

Parfois, la nuit, je me demande si j’ai eu raison de tout bouleverser pour une histoire d’amour tardive. Est-ce égoïste de vouloir être heureux après soixante-cinq ans ? Est-ce qu’on a le droit de recommencer sa vie quand tout le monde attend qu’on se taise et qu’on supporte ?

Je regarde Sophie dormir à côté de moi et je sens mon cœur se serrer entre remords et gratitude.

Est-ce que vous auriez eu le courage de tout quitter à mon âge ? Ou bien auriez-vous choisi la tranquillité du silence et des habitudes ?