Un rêve de parentalité : Quand la réalité frappe à la porte

— Tu ne dors pas encore ?

La voix de Julien résonne dans la pénombre de notre chambre, fatiguée, inquiète. Je fixe le plafond, les yeux grands ouverts. Il est trois heures du matin. Depuis la naissance de Paul, il y a six semaines, je n’ai pas connu une nuit complète. Pas à cause des réveils pour l’allaitement — non, ça, je l’avais anticipé. Mais à cause de cette angoisse qui me ronge, ce sentiment d’être tombée dans un gouffre dont je ne vois pas le fond.

Je me tourne vers Julien. Il a les traits tirés, les cernes creusés par l’épuisement. Lui aussi lutte. Mais il ne dit rien. Il attend que je parle, que je crie peut-être, que je pleure enfin. Mais je reste muette.

Tout avait pourtant si bien commencé. Nous étions ce couple que tout le monde enviait : deux bons emplois à Lyon, un appartement lumineux dans le 6ème, des amis fidèles, des parents présents. Le projet d’enfant était la suite logique, presque une formalité. Nous avions suivi tous les conseils : préparation à la naissance, lectures, discussions interminables sur l’éducation positive. Nous étions prêts.

Mais rien ne nous avait préparés à ce qui nous attendait.

Paul est né un matin de mai, après douze heures de travail éprouvant. Je me souviens de la lumière crue de la salle d’accouchement, du visage inquiet de la sage-femme, du silence soudain après ses premiers cris. Puis des mots qui ont tout fait basculer :

— Il y a un souci avec le tonus musculaire de votre fils… Nous allons devoir faire des examens complémentaires.

Le monde s’est arrêté. J’ai vu Julien pâlir, j’ai senti mon cœur s’effondrer. Les jours suivants ont été un enchaînement d’examens, de rendez-vous avec des spécialistes, de mots incompréhensibles : « hypotonie », « retard moteur », « suspicion de syndrome génétique ».

Je me suis accrochée à l’espoir comme à une bouée. Peut-être qu’ils se trompent ? Peut-être que Paul va simplement prendre son temps ? Mais chaque jour apportait son lot de mauvaises nouvelles. Et chaque soir, je voyais Julien s’éloigner un peu plus.

Un soir, alors que Paul pleurait sans discontinuer depuis deux heures, j’ai craqué.

— Je n’y arrive plus !

Julien m’a regardée avec une tristesse infinie.

— Tu crois que j’y arrive mieux ? On n’a rien demandé à personne…

— Ce n’est pas ce qu’on avait imaginé !

— Tu crois que c’est facile pour moi ?

Le silence s’est abattu sur nous comme une chape de plomb. J’ai pris Paul dans mes bras et je suis allée m’enfermer dans la salle de bains. Je me suis regardée dans le miroir : cernes noires, cheveux en bataille, larmes silencieuses. Où était passée la femme forte et joyeuse que j’étais ?

Les semaines ont passé. Les diagnostics se sont précisés : Paul souffre d’une maladie rare qui affecte son développement moteur et intellectuel. Les médecins parlent de « handicap lourd », d’accompagnement à vie. Ma mère est venue nous aider, mais elle ne comprend pas.

— Tu dois être forte pour ton fils !

Mais comment être forte quand on a l’impression de se noyer ?

Julien s’est réfugié dans le travail. Il rentre tard, prétexte des réunions qui n’existent pas. Parfois il ne rentre pas du tout.

Un soir, il a craqué à son tour.

— Je ne peux plus… Je ne me reconnais plus dans cette vie. J’ai besoin de respirer.

Il a claqué la porte. J’ai compris qu’il ne reviendrait pas tout de suite.

J’ai passé la nuit seule avec Paul, à pleurer sur son petit corps fragile, à lui murmurer des mots d’amour et d’excuse. Je me suis sentie coupable : coupable d’être fatiguée, coupable d’en vouloir à la vie, coupable de ne pas être la mère parfaite.

Les jours suivants ont été un calvaire. Les rendez-vous médicaux s’enchaînaient. Les regards des autres dans la rue me brûlaient : pitié, gêne ou indifférence. À la crèche municipale du quartier, on m’a dit sans détour :

— Nous ne sommes pas équipés pour accueillir un enfant comme Paul…

J’ai eu envie de hurler.

Ma belle-mère a proposé qu’on place Paul dans une institution spécialisée.

— Ce serait mieux pour lui… et pour vous aussi.

J’ai refusé violemment. Comment abandonner mon fils ? Mais au fond de moi, une petite voix murmurait : « Et si elle avait raison ? »

Julien est revenu après deux semaines d’absence. Il avait changé : plus fermé, plus distant.

— Camille… Je crois qu’on doit envisager toutes les options. On ne peut pas continuer comme ça.

J’ai senti la colère monter.

— Tu veux qu’on abandonne notre fils ?

Il a baissé les yeux.

— Je veux juste qu’on survive…

Nous avons parlé toute la nuit. Pour la première fois depuis des mois, nous avons mis des mots sur notre douleur, nos peurs, notre impuissance. Nous avons pleuré ensemble.

Finalement, nous avons décidé d’accepter l’aide d’une auxiliaire de vie et d’intégrer Paul dans un centre spécialisé quelques jours par semaine. Ce n’était pas le rêve que j’avais imaginé. Mais c’était notre réalité.

Aujourd’hui, je regarde Paul jouer avec ses jouets adaptés dans le salon baigné de soleil. Son sourire me bouleverse toujours autant. Julien et moi sommes encore là, cabossés mais debout.

Parfois je me demande : est-ce que j’aurais pu faire autrement ? Est-ce que d’autres parents vivent ce même déchirement en silence ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?