Quand mon fils m’a avoué qu’il n’avait pas encore demandé le divorce…

— Maman, il faut que je te dise quelque chose…

La voix d’Antoine tremblait à peine, mais je sentais déjà la tempête. Il était 22h, la pluie battait contre les vitres de notre appartement à Lyon. J’avais préparé son plat préféré, un gratin dauphinois, espérant que la chaleur du four adoucirait la froideur de ses silences. Depuis des semaines, il venait dîner chez moi chaque jeudi, sans Camille ni Hugo. Je n’osais pas poser de questions, mais ce soir-là, je sentais que tout allait changer.

— Je n’ai pas encore demandé le divorce à Camille… Mais je vais le faire bientôt.

J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Depuis des mois, il me répétait que leur histoire était finie, qu’il ne supportait plus les disputes, les reproches, la routine qui avait tout englouti. Il disait vouloir tourner la page pour de bon. Et moi, égoïstement, j’avais espéré qu’il le fasse. J’avais toujours eu des réserves sur Camille. Elle était arrivée dans sa vie avec un passé : un petit garçon de quatre ans, Hugo, dont le père avait disparu du jour au lendemain. J’avais eu peur qu’Antoine ne soit qu’un pansement sur une blessure trop profonde.

Mais Camille m’avait désarmée par sa gentillesse et sa force. Elle s’était battue pour offrir une vie stable à Hugo. Antoine l’avait aimée pour ça. Moi aussi, je m’étais attachée à ce petit garçon qui m’appelait « Mamie » avec son sourire timide. Pourtant, au fond de moi, je n’ai jamais cessé de me demander si mon fils était vraiment heureux dans cette famille recomposée.

— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

Ma voix était plus dure que je ne l’aurais voulu. Antoine a baissé les yeux.

— Je ne sais pas… J’ai peur de faire du mal à Hugo. Il m’appelle « papa » depuis deux ans. Et puis Camille… Elle n’a plus personne ici. Si je pars, elle se retrouve seule avec lui.

J’ai senti la colère monter. Pourquoi devait-il porter tout ce poids ? Pourquoi sacrifier sa jeunesse pour réparer les erreurs des autres ? Mais en même temps, n’était-ce pas ça, aimer ? Prendre soin de ceux qui n’ont plus rien ?

Je me suis souvenue de la première fois où j’ai rencontré Camille. C’était un dimanche pluvieux aussi. Elle portait Hugo dans ses bras, épuisée mais digne. Elle m’avait tendu la main avec un sourire fragile.

— Bonjour Madame Lefèvre… Merci de nous recevoir.

J’avais répondu poliment, mais mon regard s’était attardé sur Hugo. Il avait les yeux cernés d’un enfant qui a trop pleuré. J’avais ressenti une pointe de pitié, puis une vague d’inquiétude : mon fils allait-il vraiment s’engager dans cette histoire ?

Les années ont passé. Antoine et Camille se sont mariés à la mairie du 3ème arrondissement. Une cérémonie simple, sans chichis. J’avais pleuré d’émotion en voyant Hugo déposer les alliances sur le coussin blanc. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait : « Ce n’est pas ton sang… »

Aujourd’hui encore, je me déteste d’avoir pensé ça.

— Tu crois que tu pourrais être heureux sans eux ?

Antoine a haussé les épaules.

— Je ne sais pas… Peut-être que je suis lâche. Peut-être que je veux juste retrouver ma liberté.

Il a éclaté en sanglots. Je l’ai pris dans mes bras comme quand il était petit. J’ai senti toute sa détresse, sa culpabilité, son envie de fuir et son incapacité à abandonner ceux qu’il aime.

Le lendemain matin, Camille m’a appelée.

— Bonjour Madame Lefèvre… Est-ce qu’Antoine est chez vous ? Il ne répond pas à mes messages.

Sa voix était tendue, inquiète. J’ai hésité avant de répondre.

— Oui, il est là. Il a besoin de temps pour réfléchir.

Un silence gênant s’est installé.

— Je comprends… Vous savez, je l’aime vraiment. Mais parfois j’ai l’impression qu’il ne sera jamais vraiment à nous.

J’ai senti les larmes me monter aux yeux. Moi non plus, je n’étais jamais parvenue à accepter totalement cette famille recomposée. Les repas du dimanche étaient toujours teintés d’une gêne sourde : les souvenirs du passé flottaient entre nous comme des fantômes.

Quelques jours plus tard, Antoine est rentré chez lui. Il a pris Hugo dans ses bras et l’a serré fort contre lui.

— Tu sais que je t’aime très fort ?

Hugo a hoché la tête sans comprendre ce qui se tramait dans le cœur des adultes.

Antoine a fini par demander le divorce quelques semaines plus tard. Camille a pleuré toutes les larmes de son corps. Hugo aussi. Moi, j’ai ressenti un soulagement coupable — et une tristesse immense pour ce petit garçon qui perdait une deuxième fois un père.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait d’encourager Antoine à partir. Avons-nous le droit de choisir notre bonheur au détriment de celui des autres ? Peut-on vraiment réparer ce qui est brisé sans se briser soi-même ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?