Quand mes filles m’ont échappé : Chronique d’un père seul après le divorce
« Tu ne comprends jamais rien, papa ! » La porte claque si fort que les murs de mon petit appartement tremblent. Je reste là, figé, la main encore tendue vers ma fille aînée, Camille. Elle a seize ans, et dans ses yeux, je ne vois plus l’enfant qui courait autrefois dans le jardin de notre maison à Nantes. Je ne vois que la colère, la tristesse, et ce mur invisible qui grandit entre nous depuis le divorce.
Je m’appelle Paul. J’ai quarante-cinq ans et je suis père célibataire depuis trois ans. Trois années à essayer de recoller les morceaux d’une famille brisée. Trois années à voir mes deux filles, Camille et Léa, glisser entre mes doigts comme du sable. Elles vivent la semaine chez leur mère, Sophie, et viennent chez moi un week-end sur deux. Enfin… elles venaient. Depuis quelques mois, Léa trouve toujours une excuse pour rester chez une copine ou aller à un anniversaire. Camille, elle, arrive en traînant les pieds, le visage fermé, le portable vissé à la main.
Ce soir-là, après la dispute avec Camille, je m’effondre sur le canapé. Le silence est assourdissant. Je repense à cette époque où tout semblait simple : les dimanches matin à faire des crêpes, les rires dans la salle de bain, les histoires du soir. Aujourd’hui, chaque moment partagé est une épreuve. Je me demande sans cesse : qu’ai-je raté ?
Le lendemain matin, je croise Sophie devant l’école. Elle a ce regard froid qui me glace le sang. « Tu pourrais faire un effort avec Camille », me lance-t-elle sèchement. Je serre les dents. Elle ne voit pas que j’essaie déjà de toutes mes forces. Mais comment rivaliser avec la maison familiale, le jardin, la chambre qu’elles n’ont pas eu à quitter ? Moi, je n’ai qu’un petit F3 en centre-ville, des horaires décalés à l’hôpital et cette impression d’être toujours en retard sur tout.
Un soir, alors que je prépare le dîner pour Léa – elle a accepté de venir ce week-end –, elle reste silencieuse devant son assiette. Je tente une approche :
— Ça va l’école ?
Elle hausse les épaules.
— Tu veux qu’on regarde un film après ?
— Je dois réviser.
Je sens que je la perds aussi. J’aimerais lui dire que je l’aime, que je suis là pour elle, mais les mots restent coincés dans ma gorge. J’ai peur d’être maladroit, de la faire fuir encore plus loin.
Les semaines passent et la distance s’installe. Les messages restent sans réponse. Les appels tombent sur la messagerie. Un dimanche matin, je décide d’aller voir Camille à la sortie de son cours de danse. Elle me voit, détourne les yeux et accélère le pas.
— Camille ! Attends-moi !
Elle s’arrête à peine.
— Papa, arrête… Tu me fais honte !
Je reste planté là, sous la pluie fine de novembre, le cœur en miettes. Je me demande si c’est ça, être père après un divorce : devenir un étranger pour ses propres enfants.
Un soir d’hiver, alors que Noël approche, je reçois un message de Sophie : « Les filles préfèrent passer les fêtes ici cette année. » Je sens la colère monter, mais surtout une immense tristesse. Je me retrouve seul devant un sapin minuscule acheté au supermarché du coin. J’accroche les décorations en pensant à ces Noëls d’avant où nous étions tous ensemble.
Je me confie parfois à mon ami Laurent autour d’un café :
— Tu sais, Paul… Les enfants finissent toujours par revenir vers leurs parents.
Mais j’en doute chaque jour un peu plus.
Un samedi matin, Léa débarque sans prévenir. Elle a les yeux rougis.
— Maman m’a encore crié dessus…
Je l’accueille dans mes bras sans poser de questions. On passe la journée ensemble à marcher sur les bords de Loire. Pour la première fois depuis longtemps, elle me parle vraiment :
— Tu sais papa… C’est dur pour nous aussi.
Je sens mes yeux s’embuer.
— Je sais… Je suis désolé si je n’ai pas su être là comme il fallait.
Elle serre ma main fort.
Ce moment me donne un peu d’espoir. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour réparer ce qui a été brisé.
Mais le chemin est long. Camille refuse toujours de me parler plus que quelques mots secs. Parfois, j’entends des bribes de conversation entre elle et Sophie :
— Papa ne comprend rien à ma vie…
— Il fait ce qu’il peut, tu sais…
Mais rien n’y fait.
Je me bats contre cette impression d’impuissance. J’essaie d’être présent malgré tout : un message pour leur souhaiter bonne chance avant un contrôle, une place réservée pour leur spectacle de fin d’année… Mais souvent, je reste invisible.
Un soir d’été, alors que je range l’appartement après leur passage éclair du week-end, je tombe sur un dessin oublié par Léa : deux maisons reliées par un pont fragile. Au milieu du pont, une petite fille hésite entre les deux côtés.
Je comprends alors que ce n’est pas seulement moi qui souffre : elles aussi sont perdues entre deux mondes qui ne se parlent plus vraiment.
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment reconstruire une famille quand tout semble nous séparer ? Est-ce que mes filles sauront un jour combien je les aime malgré mes maladresses ?
Et vous… Croyez-vous qu’on puisse réparer ce qui a été brisé par le temps et la douleur ?