On ne pense à moi que pour garder Zoé : Confession d’une mère oubliée

« Maman, tu peux venir garder Zoé ce soir ? On n’a vraiment personne d’autre. »

La voix de Julien résonne dans mon téléphone, sèche, presque mécanique. Il ne me demande pas comment je vais. Il ne me dit pas bonsoir. Il ne me parle plus comme avant, quand il était petit et qu’il se jetait dans mes bras en rentrant de l’école. Je regarde la pluie qui martèle la fenêtre de ma cuisine à Montreuil, les lumières jaunes des lampadaires qui se reflètent sur le bitume détrempé. Il est 22h13. Je sais déjà que je vais dire oui.

« Bien sûr, Julien. Je prends le bus et j’arrive. »

Je raccroche et je soupire. Je prends mon manteau, j’attrape mon sac, j’oublie presque mes clés sur la table. J’ai 62 ans, mais ce soir, j’en ai cent. Je descends les escaliers de l’immeuble, croisant Madame Lefèvre du troisième qui me lance un regard compatissant : elle sait tout, elle entend tout, les murs sont fins ici.

Dans le bus, je repense à tout ce qui nous a séparés, Julien et moi. Son père, François, est parti il y a dix ans déjà, emportant avec lui la moitié de la maison et tout l’amour que j’avais cru bâtir. Julien avait 18 ans à l’époque. Il a choisi de rester avec moi, mais il s’est refermé comme une huître. Puis il a rencontré Camille, ils se sont mariés trop vite, trop jeunes peut-être. Et Zoé est arrivée, petite étoile dans notre ciel gris.

Mais ce soir, je ne suis qu’une baby-sitter de fortune. Je monte les quatre étages de leur immeuble à Pantin, essoufflée. Julien m’ouvre la porte sans sourire.

« Merci d’être venue. On doit partir tout de suite. »

Camille me lance un regard gêné, elle ajuste son manteau beige. Zoé dort déjà dans sa chambre rose pâle. Je n’ai même pas le temps d’embrasser mon fils qu’ils claquent la porte derrière eux.

Je m’assieds dans le salon silencieux. Sur la table basse traînent des jouets en plastique et une assiette à moitié vide de coquillettes froides. Je regarde les photos sur le mur : Julien et Camille souriants à la plage du Touquet, Zoé déguisée en princesse pour le carnaval de l’école… Et moi ? Je ne suis sur aucune photo.

Je me lève et j’entre dans la chambre de Zoé. Elle dort paisiblement, sa petite main serrant son doudou lapin. Je m’assieds au bord du lit et je caresse ses cheveux blonds. Elle ressemble tant à Julien enfant…

Je repense à toutes ces fois où il venait pleurer dans mes bras après une dispute avec son père. À ces matins d’hiver où je le réveillais avec un chocolat chaud avant l’école primaire Jean-Jaurès. Où est passé ce lien ? Quand s’est-il effiloché ?

Le lendemain matin, Zoé se réveille tôt.

« Mamie ? Tu peux me faire des crêpes ? »

Sa voix est douce, pleine d’espoir. Pour elle, je suis encore importante. Je souris et je l’emmène dans la cuisine.

Pendant que je fouette la pâte, elle me raconte son rêve : « J’étais une fée et tu étais ma maman-fée ! »

Je ris malgré moi. Mais au fond de moi, une tristesse sourde grandit : pourquoi ai-je perdu mon fils alors que j’ai tout donné pour lui ?

Julien et Camille rentrent vers 10h. Ils sont fatigués, ils sentent l’alcool et la nuit blanche.

« Merci maman », dit Julien sans me regarder vraiment.

Je voudrais lui dire tant de choses : que je me sens seule depuis des années ; que j’aimerais qu’il m’appelle pour autre chose que garder Zoé ; que j’aimerais qu’il me demande comment je vais ; qu’il me serre dans ses bras comme avant… Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Camille me tend un billet de vingt euros : « Pour le taxi… »

Je refuse poliment mais elle insiste : « Non vraiment, prends-le. »

Je repars sous la pluie fine, le cœur lourd.

Les jours passent et rien ne change vraiment. Parfois Julien m’appelle pour un service ; jamais pour parler de lui ou de moi. Je deviens invisible dans leur vie, un fantôme utile mais jamais invité aux repas du dimanche ou aux vacances en Bretagne.

Un soir d’automne, alors que les feuilles mortes jonchent le trottoir devant mon immeuble, je croise Madame Lefèvre encore une fois.

« Vous savez, ma fille ne m’appelle jamais non plus… On est beaucoup dans ce cas-là », dit-elle avec un sourire triste.

Je hoche la tête mais ça ne me console pas vraiment.

Un dimanche matin, alors que je feuillette un vieil album photo chez moi, je tombe sur une image de Julien bébé dans mes bras à la maternité de l’hôpital Tenon. Il sourit à pleines dents ; moi aussi. Je fonds en larmes.

Je décide alors d’écrire une lettre à Julien.

« Mon fils,
Je t’aime plus que tout au monde. J’aimerais retrouver notre complicité d’avant. J’aimerais que tu m’appelles juste pour parler ou pour prendre un café ensemble… Pas seulement quand tu as besoin de moi pour garder Zoé. Je ne veux pas être seulement une solution de secours dans ta vie… »

Je dépose la lettre dans sa boîte aux lettres sans un mot.

Les jours passent sans réponse.

Puis un soir, alors que je regarde un vieux film sur France 3, mon téléphone sonne.

« Maman ? Tu veux venir dîner dimanche ? Juste toi et moi… »

Ma gorge se serre d’émotion.

Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour réparer ce qui a été brisé.

Est-ce qu’on peut vraiment recoller les morceaux d’une famille éclatée ? Est-ce que nos enfants réalisent un jour tout ce qu’on a sacrifié pour eux ?