Le silence de Camille : une mère face à l’éloignement de sa fille
— Camille, décroche… s’il te plaît, décroche…
Je regarde une fois de plus l’écran de mon téléphone. Il est 22h37. J’ai laissé trois messages aujourd’hui, tous sans réponse. Mon cœur bat trop vite, mes mains tremblent. Je me lève du canapé, fais les cent pas dans le salon, la lumière blafarde du lampadaire découpant mon ombre sur le mur. Depuis le divorce avec François, il y a deux ans, Camille est tout ce qui me reste. Enfin, c’est ce que je croyais.
Je me souviens encore du jour où elle a claqué la porte derrière elle, il y a trois semaines. « Tu ne comprends rien, maman ! » avait-elle crié, les yeux pleins de larmes et de colère. Je n’ai pas su quoi répondre. Je suis restée là, figée, la main sur la poignée, à écouter ses pas précipités dans l’escalier de notre immeuble du 14e arrondissement. Depuis ce jour, le silence s’est installé entre nous comme un mur invisible.
Camille a vingt-deux ans. Elle étudie la psychologie à Nanterre. Depuis toute petite, elle a été mon rayon de soleil, ma raison de tenir bon quand François et moi nous déchirions à coups de reproches et de silences pesants. Après le divorce, j’ai cru que nous allions nous rapprocher. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit.
Je repense à cette soirée où tout a basculé. Nous étions à table, un plat de lasagnes entre nous. J’avais préparé son dessert préféré, une tarte aux pommes comme celle que faisait ma mère. Camille était silencieuse, le regard perdu dans son assiette.
— Tu sais, maman… tu ne m’as jamais vraiment écoutée.
J’ai levé les yeux, surprise.
— Comment ça ?
— Tu étais toujours trop occupée avec tes problèmes à toi. Avec papa, avec le boulot… Moi, j’étais là, mais tu ne me voyais pas.
J’ai voulu protester, dire que ce n’était pas vrai, que j’avais tout fait pour elle. Mais elle a continué :
— Même maintenant, tu veux juste que je sois là pour combler ton vide. Mais tu ne t’intéresses pas à ce que je ressens vraiment.
Ses mots m’ont frappée comme une gifle. Je me suis sentie trahie, incomprise. J’ai haussé le ton sans m’en rendre compte :
— Tu n’as pas le droit de dire ça ! J’ai tout sacrifié pour toi !
Elle s’est levée brusquement.
— Justement, maman. Tu as sacrifié ta vie pour moi… mais tu ne m’as jamais demandé ce dont j’avais besoin.
Elle est partie ce soir-là. Depuis, plus rien.
Je repense à toutes ces années où j’ai couru entre le travail à la mairie du 13e et la maison, les réunions parents-profs où je venais en retard, les anniversaires où j’achetais un cadeau à la dernière minute. Je croyais bien faire. Je voulais qu’elle manque de rien. Mais peut-être ai-je oublié l’essentiel : être là vraiment.
J’appelle sa meilleure amie, Sophie.
— Sophie… tu as des nouvelles de Camille ?
Un silence gêné.
— Elle va bien… Elle a juste besoin de temps.
— Elle m’en veut tant que ça ?
— Elle dit qu’elle a besoin d’espace pour comprendre qui elle est… sans toi.
Je raccroche en pleurant. Je me sens seule comme jamais. Le soir venu, je m’assieds sur le lit de Camille, caresse son oreiller encore imprégné de son parfum vanillé. Sur la table de chevet, un carnet à spirales. J’hésite puis l’ouvre. Des pages remplies de phrases griffonnées : « Pourquoi maman ne me voit-elle pas ? Pourquoi je dois toujours être forte ? »
Je comprends alors que ma fille a grandi dans mon ombre, portant mes peurs et mes attentes comme un fardeau invisible.
Le lendemain matin, je décide d’aller la voir à Nanterre. Je prends le RER B, le cœur battant. Sur le quai, je la vois au loin avec un garçon que je ne connais pas. Elle rit. Je m’approche timidement.
— Camille…
Elle se fige en me voyant.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je voulais te parler… Je suis désolée pour tout ce que je t’ai fait subir sans m’en rendre compte.
Elle détourne les yeux.
— Il est trop tard pour ça.
Son ami me regarde avec compassion.
— Camille… laisse-lui une chance d’expliquer.
Elle soupire et accepte finalement de marcher avec moi jusqu’à un café du coin.
Assises face à face, je sens toute la distance entre nous.
— Je t’ai blessée sans le vouloir… Je croyais bien faire mais je vois aujourd’hui que je t’ai imposé mes propres blessures. Je voudrais apprendre à te connaître vraiment… si tu veux bien me laisser une chance.
Camille baisse la tête. Une larme coule sur sa joue.
— J’ai juste besoin que tu m’écoutes… sans juger… sans vouloir réparer tout de suite.
Je prends sa main dans la mienne.
— Je vais essayer… Promis.
Ce jour-là n’a pas tout réglé. Mais c’était un début. Depuis, nous nous écrivons parfois des lettres — c’est plus facile que de parler en face à face. J’apprends à écouter sans interrompre, à accepter ses silences et ses colères sans vouloir les effacer d’un mot ou d’une caresse maladroite.
Aujourd’hui encore, il y a des jours où je doute : ai-je été une mauvaise mère ? Est-il possible de réparer ce qui a été brisé ? Mais je veux croire qu’il n’est jamais trop tard pour aimer autrement.
Et vous… avez-vous déjà eu peur de perdre ceux que vous aimez sans comprendre pourquoi ? Peut-on vraiment se pardonner entre mère et fille ?