Insomnie et oignons caramélisés : une nuit de vérité

— Tu ne dors pas encore ?

La voix de ma fille, Camille, me surprend alors que je suis penchée sur la poêle, une cuillère en bois à la main. Il est trois heures du matin. La lumière blafarde de la cuisine découpe nos silhouettes fatiguées. Je sens la brûlure des oignons qui montent aux yeux, mais ce ne sont pas eux qui me font pleurer.

— Non, ma chérie. Va te recoucher, murmuré-je, la gorge serrée.

Mais elle ne bouge pas. Elle s’assoit en silence à la table, les bras croisés sur son pyjama à pois. Je sais qu’elle attend. Elle attend que je parle, que je crache enfin cette douleur qui me ronge depuis des mois.

Je remue les oignons, hypnotisée par leur lente transformation dorée. Le tic-tac de l’horloge résonne dans la pièce, aussi régulier que le battement de mon cœur affolé. Je repense à cette nuit où tout a basculé. Où j’ai trouvé ce message sur le téléphone de François. Un prénom inconnu. Des mots doux. Une promesse de week-end à Deauville. J’ai cru mourir sur place.

— Tu penses encore à papa ? demande Camille d’une voix timide.

Je ferme les yeux. Comment lui dire que je n’arrête jamais d’y penser ? Que chaque objet dans cette maison me rappelle sa présence, puis son absence ? Que même le parfum du café le matin me donne envie de hurler ?

— Oui, avoué-je enfin. Mais ce n’est pas ta faute.

Elle baisse la tête. Je vois ses poings se serrer. Elle aussi souffre. Elle aussi a perdu quelque chose cette nuit-là : son innocence, sa confiance en nous, en moi.

Le bruit d’un SMS brise le silence. Je sursaute. C’est mon téléphone. Un message de ma sœur, Sophie : « Tu dors ? »

Non, je ne dors pas. Je ne dors plus depuis des semaines. Depuis que François est parti avec une autre, laissant derrière lui un vide immense et des questions sans réponse. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai raté ? Est-ce que j’ai été trop exigeante ? Pas assez aimante ?

Je me revois, il y a dix ans, jeune mariée pleine d’espoir, emménageant dans ce petit appartement de Lyon. On riait pour un rien. On rêvait d’acheter une maison à la campagne. Et puis la routine s’est installée. Les disputes pour des broutilles. Les silences plus lourds que des cris. Les anniversaires oubliés.

— Maman, tu crois qu’il reviendra ?

La question me transperce. Je voudrais lui mentir, lui dire que tout ira bien, qu’il reviendra peut-être. Mais je ne peux plus mentir. Pas à elle. Pas à moi.

— Je ne sais pas, Camille. Mais même s’il revenait… est-ce qu’on pourrait vraiment tout recommencer ?

Elle ne répond pas. Elle regarde les flammes sous la poêle, comme si elles pouvaient lui apporter une réponse.

Je repense à la dernière fois où j’ai vu François. Il était venu chercher ses affaires. Il n’a pas osé me regarder dans les yeux. Il a juste dit : « Je suis désolé. »

Désolé ? Ce mot résonne encore dans ma tête comme une gifle. Désolé d’avoir brisé notre famille ? Désolé d’avoir menti pendant des mois ? Ou juste désolé d’avoir été pris ?

Je me souviens de la colère de mon père quand il a appris la nouvelle. « On ne fait pas ça à sa famille ! » a-t-il hurlé au téléphone. Ma mère, elle, a pleuré en silence, comme toujours. Chez nous, on ne parle pas des problèmes. On les cache sous le tapis, on fait bonne figure devant les voisins.

Mais moi, je n’en peux plus de faire semblant. Cette nuit, je veux comprendre. Je veux crier, pleurer, casser des assiettes s’il le faut. Mais je veux surtout arrêter de me sentir coupable.

Camille se lève et vient me prendre dans ses bras. Je sens ses larmes couler sur mon épaule.

— Je t’aime, maman.

Je fonds en larmes à mon tour. Peut-être que c’est ça, le début du pardon : accepter qu’on a mal, mais qu’on n’est pas seule.

Le jour commence à poindre derrière les volets. Je coupe le feu sous la poêle. Les oignons sont brûlés. Tant pis.

Je regarde Camille et je me demande : est-ce qu’on peut vraiment recoller les morceaux d’une famille brisée ? Ou faut-il apprendre à vivre avec les fissures ? Qu’en pensez-vous ?