Entre Deux Feux : Le Combat Silencieux de Ma Vie de Famille
« Tu vois bien qu’elle préfère être avec moi, Camille. » La voix de ma mère, Monique, résonne dans le salon, tranchante comme une lame. Mon père, Gérard, lève les yeux au ciel et serre les poings sur la table basse. Ma fille, Léa, deux ans à peine, serre sa peluche contre elle et me regarde avec des yeux inquiets. Je suis là, au milieu, comme toujours. Depuis que je suis petite, je suis le champ de bataille silencieux de mes parents.
Leur divorce aurait dû être une délivrance. Mais en France, on ne divorce jamais vraiment quand on a des enfants. On reste liés par des anniversaires, des vacances scolaires, des fêtes de famille… et maintenant par la naissance de Léa. Je croyais naïvement qu’ils allaient enfin tourner la page. Mais non. Leur rivalité s’est transformée en compétition malsaine pour l’amour de ma fille.
« Elle a besoin d’une vraie éducation, pas de tes caprices ! » s’exclame mon père en se levant brusquement. Ma mère riposte aussitôt : « Parce que toi, tu sais ce que c’est d’élever un enfant ? Tu étais toujours absent ! »
Je ferme les yeux un instant. J’ai envie de hurler. J’ai envie de leur dire d’arrêter, que je n’en peux plus. Mais je me retiens, comme toujours. Petite déjà, j’étais leur arbitre involontaire. Quand ils se disputaient à propos de moi – mes notes à l’école, mes amis, mes choix – c’était toujours pour mieux se blâmer l’un l’autre. « Elle tient ça de toi », disait mon père quand je faisais une bêtise. « C’est ton caractère qui ressort », répliquait ma mère.
Aujourd’hui, ils utilisent Léa comme une nouvelle arme. Ma mère veut être la grand-mère parfaite : elle m’offre des vêtements hors de prix pour Léa, critique la façon dont je la nourris (« Tu devrais arrêter le lait végétal, ce n’est pas naturel ! »), et insiste pour venir la chercher à la crèche chaque mercredi. Mon père, lui, compense par des cadeaux bruyants et encombrants – un vélo trop grand, une peluche géante – et m’envoie des messages passifs-agressifs : « J’espère que tu ne prives pas Léa de voir son grand-père… »
Mon compagnon, Julien, essaie de me soutenir mais il ne comprend pas vraiment ce que je ressens. Sa famille à lui est soudée, paisible. Chez eux, on parle autour d’un bon repas du dimanche, on règle les conflits en douceur. Chez moi, chaque réunion familiale est un champ miné.
Un dimanche après-midi, alors que nous fêtons l’anniversaire de Léa dans notre petit appartement à Nantes, la tension atteint son paroxysme. Monique arrive avec un énorme gâteau fait maison – sans gluten ni sucre raffiné – et lance à Gérard : « Tu vois, moi au moins je fais attention à la santé de ma petite-fille ! » Gérard réplique en sortant une boîte de bonbons : « Un peu de plaisir ne fait jamais de mal ! »
Je sens la colère monter. Je prends Léa dans mes bras et sors sur le balcon pour respirer. Elle pose sa petite main sur ma joue : « Maman triste ? »
Je fonds en larmes. Je suis fatiguée d’être le tampon entre deux adultes qui refusent de grandir. Fatiguée d’avoir à choisir entre eux à chaque occasion. Fatiguée qu’ils projettent sur moi – et maintenant sur ma fille – leurs propres échecs et frustrations.
Le soir venu, après le départ des invités, Julien me serre contre lui. « Tu devrais leur parler franchement », dit-il doucement. Mais comment faire ? J’ai essayé tant de fois…
Quelques jours plus tard, je décide d’inviter mes parents à déjeuner ensemble dans un café du centre-ville. Je prépare un discours dans ma tête toute la nuit précédente.
Ils arrivent chacun de leur côté, s’ignorant ostensiblement. Je prends une grande inspiration :
— Papa, Maman… Il faut qu’on parle sérieusement. Je n’en peux plus de vos disputes constantes autour de Léa et de moi. Vous me rendez malade avec votre compétition.
Monique fronce les sourcils :
— C’est lui qui commence à chaque fois !
Gérard hausse les épaules :
— Je veux juste passer du temps avec ma petite-fille sans être jugé.
Je sens ma voix trembler mais je continue :
— Ce n’est pas une question de qui a raison ou tort. C’est moi qui souffre au milieu de tout ça… Et maintenant Léa aussi commence à le ressentir.
Un silence pesant s’installe. Pour la première fois depuis longtemps, ils semblent m’écouter vraiment.
— Je veux que vous respectiez mes choix en tant que mère. Que vous arrêtiez de vous servir de Léa pour régler vos comptes personnels. Si vous continuez comme ça… je limiterai vos visites.
Ma mère pâlit ; mon père détourne le regard vers la fenêtre.
— Camille… commence mon père d’une voix rauque. On ne voulait pas te faire du mal.
Ma mère essuie une larme discrète.
Ce jour-là, rien n’a changé du tout au tout. Mais quelque chose s’est fissuré dans leur armure. Ils ont commencé à faire un effort – petit à petit – pour se parler sans s’agresser devant Léa.
Pourtant, il y a toujours cette fatigue en moi, cette peur que tout recommence au moindre prétexte.
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment guérir des blessures d’enfance ? Est-ce qu’on peut briser le cercle infernal des conflits familiaux pour offrir à nos enfants une vie plus douce ? Qu’en pensez-vous ?