Le catalyseur du divorce de mes parents : Confession d’une fille qui se cherche encore

« Tu ne comprends rien, Camille ! Tu n’es qu’une gamine ! » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, cinq ans après cette nuit où tout a basculé. J’avais dix-sept ans, assise sur le carrelage froid de la cuisine, les mains tremblantes autour d’un mug de thé que je n’arrivais pas à porter à mes lèvres. Mon père, debout près de la porte, fixait le sol, incapable de soutenir mon regard.

Ce soir-là, les cris avaient été plus violents que d’habitude. Les assiettes avaient volé, les mots aussi. « Tu n’es jamais là ! » hurlait ma mère. « Et toi, tu ne fais que râler ! » répliquait mon père. J’étais là, au milieu, invisible et pourtant au cœur de la tempête. J’ai fini par crier plus fort qu’eux : « Arrêtez ! Si vous ne pouvez plus vous supporter, alors séparez-vous ! » Le silence qui a suivi a été plus glaçant que tous les hivers passés dans notre petit appartement de Lyon.

Je n’ai jamais su si c’était la fatigue ou la peur qui m’avait poussée à prononcer ces mots. Peut-être un mélange des deux. Depuis des mois, je vivais dans la crainte du prochain orage, du prochain objet cassé, du prochain mot qui ferait trop mal. Je rêvais d’une famille normale, comme celles de mes amies : des parents qui se parlent sans hurler, des repas sans tension palpable. Mais chez nous, chaque dîner était un champ de mines.

Après cette nuit-là, tout est allé très vite. Mon père a dormi sur le canapé pendant une semaine. Ma mère ne m’a plus adressé la parole. Puis il y a eu la lettre d’un avocat sur la table du salon, les rendez-vous secrets, les chuchotements derrière les portes closes. J’ai compris que j’avais été le déclencheur, le catalyseur de leur décision. Et pourtant, je n’avais voulu que la paix.

Le jour où mon père a quitté l’appartement avec sa valise cabossée et son vieux manteau beige, il s’est arrêté devant moi. « Ce n’est pas ta faute, Camille », a-t-il murmuré en posant une main maladroite sur mon épaule. Mais ses yeux disaient autre chose : une tristesse immense, un reproche muet peut-être. Ma mère est restée prostrée sur le canapé, fixant la télévision éteinte.

Les semaines suivantes ont été un brouillard épais. Je passais mes journées au lycée à faire semblant d’être normale. Mes notes ont chuté. J’ai arrêté le théâtre, moi qui adorais monter sur scène pour oublier la réalité. À la maison, ma mère s’est enfermée dans le silence ou dans des accès de colère imprévisibles. Un soir, elle a lancé : « Tu voulais qu’il parte ? Voilà, tu l’as eu ! » J’ai claqué la porte de ma chambre si fort que le cadre avec notre photo de famille est tombé.

Mon père m’appelait parfois. Il avait trouvé un petit studio à Villeurbanne, près du périphérique. Il me proposait de venir passer le week-end chez lui mais je refusais presque toujours. Je ne savais plus où était ma place. À chaque fois que je croisais son regard ou celui de ma mère, je voyais la même question : pourquoi ?

À dix-huit ans, j’ai quitté Lyon pour faire mes études à Grenoble. J’espérais fuir les souvenirs, mais ils m’ont suivie comme une ombre fidèle. Dans ma chambre d’étudiante sous les toits, je repassais sans cesse cette soirée fatidique. Avais-je eu raison ? Aurais-je dû me taire ? Peut-on vraiment demander à une adolescente d’être l’arbitre d’un couple en ruines ?

J’ai essayé d’en parler à mes amis mais personne ne comprenait vraiment. « Tes parents auraient fini par divorcer de toute façon », me disait Julie. Peut-être… Mais c’est moi qui ai appuyé sur la gâchette.

L’année dernière, j’ai revu mon père lors d’un déjeuner maladroit dans un bistrot du centre-ville. Il avait vieilli ; ses cheveux étaient plus gris, son sourire plus rare. Il m’a demandé comment j’allais vraiment. J’ai fondu en larmes devant mon assiette de gratin dauphinois. Il m’a serrée dans ses bras et m’a répété que ce n’était pas ma faute. Mais au fond de moi, la culpabilité restait intacte.

Ma mère et moi avons mis des années à retrouver un semblant de dialogue. Parfois, elle me parle comme avant ; parfois non. Elle s’est inscrite à un club de randonnée et part souvent marcher dans les Alpes pour « se vider la tête ». Je crois qu’elle m’en veut encore un peu.

Aujourd’hui, à vingt-deux ans, je vis toujours avec cette question lancinante : ai-je détruit ma famille ou l’ai-je sauvée d’une vie pire encore ? Je ne sais pas si j’aurai un jour la réponse.

Est-ce qu’on peut vraiment porter seul le poids d’un tel choix ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?