« On partage l’addition ? » – Un rendez-vous qui a tout bouleversé

« Tu veux qu’on partage l’addition ? »

La phrase résonne encore dans ma tête, comme une gifle inattendue. Je regarde Thomas, assis en face de moi, ses yeux fuyant les miens, le rouge lui montant aux joues. Le serveur attend, carnet à la main, un sourire poli figé sur le visage. Autour de nous, le brouhaha du bistrot parisien semble s’arrêter un instant. Je sens mon cœur battre plus fort, la honte me brûle les joues. Est-ce que c’est moi qui ai mal compris ? Est-ce que c’est normal aujourd’hui ?

Je me revois, il y a quelques heures à peine, devant le miroir de la salle de bain de l’appartement familial à Vincennes. Ma mère, toujours prompte à donner son avis, m’observait d’un œil critique.

— Tu vas mettre cette robe ? Ce n’est pas un peu trop simple ?

— Maman, c’est juste un dîner, pas un entretien d’embauche…

Elle soupire, lisse une mèche de mes cheveux.

— Tu sais, les hommes aiment les femmes qui font un effort. Et puis, tu n’as pas envie de te marier un jour ?

Je détourne les yeux. Elle ne comprend pas. Ou peut-être que c’est moi qui ne comprends plus rien à ce qu’on attend de moi.

Sur l’application, Thomas semblait parfait : drôle, cultivé, il parlait de ses voyages en Bretagne, de son amour pour le cinéma français. On a échangé des messages pendant des semaines. J’avais l’impression de le connaître déjà. Mais ce soir, tout me paraît différent.

Le dîner avait pourtant bien commencé. On avait ri en évoquant nos souvenirs d’enfance — lui à Nantes, moi à Vincennes — et nos rêves d’ailleurs. Mais au fil des plats, j’ai senti une distance s’installer. Il regardait souvent son téléphone, répondait par des monosyllabes. Peut-être que je parle trop ? Peut-être que je ne suis pas assez… Je ne sais même pas quoi.

Et puis cette phrase. « On partage l’addition ? »

Je bredouille un « oui, bien sûr », mais au fond de moi, tout se fissure. Je repense à mon père qui disait toujours : « Un homme doit savoir prendre soin d’une femme. » Est-ce que c’est dépassé ? Est-ce que je suis trop vieille France ?

Dans le métro du retour, je sens les larmes monter. J’essaie de me raisonner : ce n’est qu’un dîner raté, ça arrive à tout le monde. Mais je sens le poids des attentes familiales sur mes épaules. Ma mère m’attend sûrement pour savoir comment ça s’est passé.

En rentrant, elle est là, assise dans la cuisine.

— Alors ? Il t’a plu ?

Je hausse les épaules.

— Bof… On a partagé l’addition.

Elle fronce les sourcils.

— Ah bon ? C’est comme ça maintenant ?

Je n’ai pas la force d’expliquer. Je monte dans ma chambre et m’effondre sur mon lit. Pourquoi est-ce que ça me touche autant ? Est-ce que j’attendais trop de cette rencontre ? Ou est-ce que je me bats contre une image de la femme idéale qui ne me correspond plus ?

Le lendemain matin, mon frère Julien débarque dans ma chambre sans frapper.

— Alors ce Thomas ? Il t’a embrassée au moins ?

Je lui lance un oreiller.

— Non ! Et il a voulu qu’on paie chacun sa part.

Il éclate de rire.

— Bienvenue dans le XXIe siècle !

Je ris aussi, malgré moi. Mais au fond, je sens une colère sourde monter : contre Thomas, contre ma mère, contre moi-même surtout. Pourquoi ai-je besoin qu’on me prouve ma valeur par un geste aussi banal qu’un dîner offert ? Pourquoi ai-je si peur d’être seule ?

Les jours passent. Je reçois un message de Thomas : « Merci pour la soirée. Je pense qu’on n’a pas vraiment accroché mais je te souhaite plein de belles choses. »

Je relis le message plusieurs fois. Il a raison. On n’a pas accroché. Mais pourquoi ai-je l’impression d’avoir échoué ?

Le dimanche suivant, repas de famille chez mes parents. Ma tante Sylvie lance la conversation habituelle :

— Alors Camille, toujours célibataire ?

Je souris faiblement.

— Oui, mais je préfère être seule que mal accompagnée.

Ma mère soupire bruyamment. Mon père hausse les épaules. Mon frère me fait un clin d’œil complice.

Après le dessert, je sors marcher seule dans le parc Floral. Je repense à toutes ces injonctions contradictoires : sois indépendante mais trouve-toi un mari ; sois naturelle mais séduisante ; sois forte mais laisse-toi protéger… Comment trouver sa place dans tout ça ?

Je m’assois sur un banc et regarde les familles passer, les couples main dans la main. Je me demande si eux aussi se posent toutes ces questions ou si c’est juste moi qui complique tout.

Le soir venu, je prends mon carnet et j’écris : « Peut-être que la vraie question n’est pas de savoir qui paie l’addition… mais pourquoi j’ai tant besoin qu’on m’aime pour ce que je ne suis pas vraiment ? »

Et vous, est-ce que vous vous êtes déjà sentis perdus entre vos propres désirs et ce que la société attend de vous ? Est-ce qu’on peut vraiment être soi-même sans décevoir ceux qu’on aime ?