Insomnie et Cuisine : Une Nuit de Réflexion
— Tu ne comprends donc jamais rien, Hélène !
La voix de François résonne encore dans ma tête, même maintenant, alors que la pendule de la cuisine affiche 2h47. Je suis debout, pieds nus sur le carrelage froid, une cuillère en bois à la main. Je mélange machinalement la pâte du clafoutis que je prépare pour demain, ou plutôt pour tout à l’heure. Le silence de l’appartement est pesant, seulement troublé par le tic-tac régulier de l’horloge et le bruit sourd de mes souvenirs qui cognent contre mes tempes.
Je n’arrive pas à dormir. Depuis des semaines, l’insomnie me ronge. Ce n’est pas seulement à cause du divorce, ni même du vide qu’il a laissé derrière lui. C’est cette question lancinante : comment ai-je pu ne rien voir venir ?
François… Il n’était pas qu’un homme ; il était un mystère. Quand je l’ai rencontré à la librairie du centre-ville de Tours, il m’a charmée avec ses manières douces et son humour discret. Il savait parler des livres comme personne. Je me souviens encore de notre premier dîner chez ses parents à Amboise, où il avait su amadouer ma mère avec une galanterie presque surannée.
Mais ce soir, alors que je bats les œufs, je sens monter en moi une vague de dégoût. Je revois son sourire enjôleur, celui qui m’a tant séduite… et qui cachait si bien ses mensonges. Je me rappelle la première fois où j’ai surpris un message étrange sur son téléphone : « Merci pour hier soir… » signé « Camille ». J’avais voulu croire à une collègue, une amie. Mais au fond de moi, je savais déjà.
— Tu te fais des films, Hélène. Tu es trop jalouse.
Sa voix me hante. Il avait toujours une excuse, un mot pour me rassurer ou me faire douter de moi-même. Petit à petit, il a grignoté ma confiance comme on grignote un morceau de pain rassis.
Je verse les cerises dans le moule. Elles éclaboussent la pâte d’un rouge vif qui me rappelle le sang de mes illusions perdues. Je repense à nos disputes, de plus en plus fréquentes. À cette nuit où il est rentré tard, sentant le parfum d’une autre femme. J’ai hurlé, pleuré, supplié… Mais il est resté froid, distant.
— Tu dramatises tout. Je travaille tard, c’est tout.
J’ai voulu y croire. Pour notre fille, Léa. Pour cette famille que j’avais tant rêvée. Mais la vérité s’est imposée comme une évidence : il ne m’aimait plus. Ou peut-être ne m’avait-il jamais aimée ?
La porte du frigo claque un peu trop fort quand je sors le lait. J’entends un léger bruit dans le couloir : Léa se retourne dans son lit. Mon cœur se serre. Elle n’a que huit ans et déjà elle doit composer avec l’absence de son père.
— Maman ?
Sa petite voix me fait sursauter. Elle apparaît dans l’encadrement de la porte, les cheveux en bataille.
— Tu fais un gâteau ?
Je lui souris faiblement.
— Oui, ma chérie. Tu veux m’aider ?
Elle hoche la tête et grimpe sur une chaise pour attraper le sucre. Nous travaillons en silence quelques minutes. Je sens son regard inquiet posé sur moi.
— Tu es triste à cause de papa ?
Je retiens mes larmes.
— Un peu… Mais tu sais, ce n’est pas ta faute.
Elle baisse les yeux et serre fort mon bras.
— Il va revenir ?
Je voudrais lui mentir, lui dire que oui, mais je ne peux pas.
— Je ne crois pas, Léa. Mais on va s’en sortir toutes les deux.
Elle acquiesce sans conviction et retourne se coucher après m’avoir embrassée sur la joue. Je reste seule avec mes pensées et le gâteau prêt à enfourner.
Je repense à ma sœur Claire qui m’a dit il y a quelques jours :
— Hélène, tu dois tourner la page ! Il t’a détruite mais tu n’es pas morte !
Facile à dire… Comment tourner la page quand chaque objet dans cet appartement me rappelle François ? Le tableau acheté ensemble à La Rochelle, les livres qu’il m’a offerts… Même le chat semble attendre son retour.
Je mets le clafoutis au four et m’assieds sur le carrelage froid. Les larmes coulent enfin librement sur mes joues. Je pense à toutes ces femmes qui vivent la même chose : trahies, abandonnées, obligées de se reconstruire alors qu’elles n’ont rien demandé.
Pourquoi reste-t-on avec quelqu’un qui nous fait du mal ? Par peur d’être seule ? Par espoir que tout redevienne comme avant ? Ou parce qu’on croit qu’on ne mérite pas mieux ?
Le parfum sucré du clafoutis commence à envahir la cuisine. Je ferme les yeux et respire profondément. Demain sera un autre jour. Peut-être que je finirai par pardonner – pas à François, mais à moi-même.
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette douleur sourde d’une trahison ? Comment avez-vous trouvé la force de vous relever ?