Quand l’argent déchire le sang : l’histoire d’Élise et de ma sœur

« Tu ne comprends donc pas, Élise ? » La voix de ma mère résonne dans le salon, tranchante comme une lame. Je serre la poignée de mon sac, debout devant elle, mon bouquet de mariée encore frais dans mes bras. Elle ne regarde même pas mes fleurs. Ses yeux sont rivés sur la fenêtre, là où la pluie martèle les vitres de notre appartement à Nantes.

« Stephen a demandé le divorce. Il va falloir s’assurer qu’il verse la pension, sinon Élodie ne s’en sortira pas toute seule. »

Je reste muette. Mon cœur bat trop fort. J’ai envie de crier que moi aussi, j’ai besoin d’elle aujourd’hui. Que c’est mon mariage, que je voudrais qu’elle me serre dans ses bras, qu’elle me dise que je suis belle, que tout ira bien. Mais tout ce qui compte, c’est Élodie. Ma sœur aînée, celle qui a toujours tout eu en premier : la chambre la plus grande, les félicitations du bac, le premier amour.

Je m’assieds en face de ma mère. Elle soupire, se tourne enfin vers moi :

« Tu pourrais l’aider un peu, non ? Toi et Paul, vous avez un bon travail tous les deux… »

Je sens la colère monter. Paul et moi venons à peine d’emménager dans notre deux-pièces à Rezé. On compte chaque euro pour rembourser le prêt, on rêve d’un voyage en Corse pour notre lune de miel. Mais dans cette famille, on ne rêve pas. On paie.

Le soir même, je retrouve Paul dans notre cuisine minuscule. Il prépare des pâtes en silence. Je lui raconte tout, la voix tremblante :

« Ma mère veut qu’on aide Élodie financièrement. »

Il pose la casserole, me regarde longuement.

« Et toi, tu veux quoi ? »

Je n’en sais rien. Je veux qu’on me laisse vivre ma vie sans porter celle des autres sur mes épaules. Mais je pense à Élodie, à ses deux enfants blonds qui courent partout dans son appartement sombre du quartier Doulon. À ses yeux cernés, à sa voix fatiguée au téléphone :

« Élise… Je ne sais pas comment je vais faire pour payer le loyer ce mois-ci… »

Le lendemain, je passe chez elle avec un sac de courses. Elle m’ouvre en pyjama, les cheveux en bataille.

« Merci… Tu sais que maman t’en veut un peu ? Elle dit que tu pourrais faire plus… »

Je serre les dents. Encore cette culpabilité qui me colle à la peau depuis l’enfance.

Les semaines passent. Paul et moi nous disputons de plus en plus souvent. Il dit qu’il comprend, mais il soupire chaque fois que je transfère cinquante euros à Élodie ou que j’annule un dîner parce qu’elle a besoin de moi pour garder les enfants.

Un soir, alors que je rentre tard du travail, je trouve Paul assis dans le noir.

« Tu vis pour ta sœur ou pour nous ? »

Je fonds en larmes. Je ne sais plus qui je suis ni ce que je veux. Je me sens prise au piège entre une famille qui attend tout de moi et un mari qui commence à s’éloigner.

Noël approche. Chez maman, l’ambiance est glaciale. Élodie ne parle presque pas ; elle regarde son téléphone toutes les deux minutes, espérant un message de Stephen qui n’arrivera jamais. Maman me lance des regards lourds de reproches chaque fois que je ris avec Paul ou que je parle de notre projet d’acheter une voiture.

Après le repas, je sors fumer une cigarette sur le balcon avec mon frère cadet, Antoine.

« Tu sais, Élise… Tu n’es pas obligée de tout porter sur tes épaules. »

Je le regarde, surprise.

« Maman a toujours fait ça avec toi parce qu’elle sait que tu dis jamais non… Mais tu as le droit d’exister aussi. »

Ses mots me frappent en plein cœur. Pour la première fois depuis des mois, je respire un peu mieux.

Quelques jours plus tard, je décide d’en parler franchement avec Élodie.

« Je t’aime, tu es ma sœur… Mais je ne peux pas être ton soutien financier indéfiniment. J’ai aussi ma vie à construire. »

Elle pleure. Moi aussi. On se serre fort dans les bras l’une de l’autre.

« Je comprends… Je crois que j’avais besoin de l’entendre… »

Depuis ce jour-là, les choses ont changé. J’aide encore quand je peux, mais je n’annule plus mes rêves pour sauver ceux des autres. Paul et moi avons enfin réservé nos billets pour la Corse.

Mais parfois, la nuit, je repense à cette période où j’ai cru devoir choisir entre ma famille et moi-même. Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ? Ou bien est-ce simplement humain ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?