Sous le Poids du Jugement : Une Soirée, Une Vie
— Tu crois vraiment que je vais continuer à payer pour tes caprices ?
La voix de François résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, alors qu’il se tient dans l’encadrement de la porte de ma petite cuisine. Je serre la poignée de la casserole, tentant de masquer le tremblement de mes mains. Camille, ma fille de huit ans, est assise à la table, les yeux baissés sur son cahier de coloriage. Je voudrais lui épargner cette scène, mais il est déjà trop tard.
— Ce ne sont pas des caprices, François. C’est pour Camille. Tu sais très bien que la pension alimentaire ne couvre même pas la moitié des frais scolaires et des activités…
Il me coupe, haussant le ton :
— Arrête ! Tu veux juste me saigner à blanc parce que tu n’as pas su garder ton boulot !
Je sens mes joues brûler. Oui, j’ai perdu mon poste à la médiathèque municipale il y a trois mois. Oui, je galère à retrouver quelque chose dans cette petite ville de l’Yonne où tout le monde connaît tout le monde. Mais ce n’est pas une raison pour qu’il me traite comme une profiteuse.
Je me tourne vers Camille, qui fait semblant de ne rien entendre. Son crayon glisse hors de la page et elle mordille sa lèvre. Mon cœur se serre.
— François, s’il te plaît… On peut en parler dehors ?
Il soupire bruyamment, mais accepte. Je laisse la casserole sur le feu et nous sortons sur le palier. L’air du soir est glacial ; je croise les bras sur ma poitrine.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Je fais tout ce que je peux pour Camille. Je ne te demande pas plus que ce que le juge a fixé.
Il me regarde avec un mélange de colère et de lassitude.
— Tu pourrais faire un effort. Trouver un autre boulot. Arrêter de pleurnicher auprès de ta mère ou de demander des avances à tout le monde.
Je ravale mes larmes. Ma mère m’aide déjà trop avec ses petites retraites d’ancienne institutrice. Je déteste devoir lui demander quoi que ce soit.
— Je cherche, François. Mais tu sais bien qu’ici, les CDI ne courent pas les rues…
Il secoue la tête, exaspéré.
— Ce n’est pas mon problème. J’ai refait ma vie avec Sophie, on a aussi des projets. Je ne peux pas passer mon temps à payer pour tes erreurs.
Ses mots me frappent comme une gifle. Mes erreurs ? Est-ce une erreur d’avoir voulu sauver notre couple ? D’avoir cru qu’on pouvait être heureux malgré les disputes et les silences ?
Je retourne à l’intérieur, la gorge nouée. Camille me regarde avec ses grands yeux sombres.
— Maman… Papa va revenir vivre avec nous ?
Je m’accroupis près d’elle et caresse sa joue.
— Non, ma chérie. Papa a sa maison maintenant. Mais il t’aime très fort, tu sais.
Elle hoche la tête sans conviction et retourne à son coloriage. Je m’effondre sur une chaise, incapable de retenir mes larmes plus longtemps. Le téléphone vibre : un message de ma mère.
« Tu veux que je vienne ce soir ? »
Je réponds non, par fierté sans doute. J’ai l’impression d’être une charge pour tout le monde. Même mes amies d’enfance m’évitent depuis le divorce ; dans notre village, une femme seule avec un enfant est vite cataloguée.
Le repas brûle sur le feu. Je coupe tout et sers quand même les pâtes trop cuites à Camille qui mange en silence. J’aimerais lui offrir mieux : des vacances à la mer comme ses copines, des vêtements neufs pour la rentrée… Mais chaque euro compte.
La nuit tombe sur notre petit appartement HLM. J’enfile mon vieux pull et m’installe sous la couverture avec Camille blottie contre moi. Elle s’endort vite ; moi, je fixe le plafond en écoutant les bruits du voisinage — une télé trop forte, un bébé qui pleure, des pas dans l’escalier.
Je repense à François, à ses reproches, à sa nouvelle vie sans moi. Pourquoi est-ce toujours la mère qui doit se justifier ? Pourquoi tant de jugements alors que je fais tout pour tenir debout ?
Le lendemain matin, je croise Madame Lefèvre sur le palier. Elle me lance un regard compatissant :
— Ça va, Nathalie ? J’ai entendu des éclats hier soir…
Je souris faiblement.
— Ça ira, merci.
Mais au fond de moi, je me sens seule face à cette montagne d’incompréhension et d’attentes impossibles à satisfaire.
À l’école, la maîtresse de Camille me prend à part :
— Camille semble fatiguée ces derniers temps… Est-ce que tout va bien à la maison ?
Je bredouille une réponse évasive. Comment expliquer sans honte que les disputes et les fins de mois difficiles pèsent sur nous deux ?
En rentrant chez moi ce soir-là, je m’arrête devant le miroir du couloir. Mes traits tirés me renvoient l’image d’une femme épuisée mais debout. Pour Camille, je dois continuer à avancer.
Mais parfois, je me demande : combien de temps pourrai-je encore tenir ainsi ? Est-ce vraiment juste qu’une mère doive porter seule tout ce fardeau pendant que d’autres refont leur vie sans regarder en arrière ? Qu’en pensez-vous ?