J’ai fait ses valises et je l’ai mis dehors : Mon rêve de divorce m’a transformée en paria familiale
« Tu ne peux pas me faire ça, Mireille. Après quarante ans… »
La voix de Gérard résonne encore dans l’entrée, là où je viens de déposer sa valise, soigneusement bouclée. Je tremble. Mes mains sont moites, mon cœur cogne si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. Je n’ai pas dormi cette nuit, ni la précédente. J’ai tout repassé dans ma tête : les années de compromis, les silences lourds à table, les regards fuyants, les mots qui blessent plus que des gifles. Et ce matin, j’ai su que c’était le moment. J’ai choisi la liberté, ou du moins ce que j’imagine être la liberté à soixante-huit ans.
Gérard me regarde comme s’il ne me reconnaissait plus. « Tu vas regretter, tu verras. Les enfants ne te pardonneront jamais. »
Je n’ai rien répondu. J’ai refermé la porte derrière lui. Le silence qui a suivi était assourdissant.
Je m’appelle Mireille, j’ai été institutrice toute ma vie dans ce petit village du Beaujolais où tout le monde connaît tout le monde. Ici, on ne divorce pas à mon âge. Ici, on endure. On se tait. On fait bonne figure à la messe du dimanche et on prépare des tartes pour les petits-enfants. Mais moi, je n’en pouvais plus.
La première à m’appeler fut ma fille, Claire. Sa voix était sèche, tranchante :
— Maman, tu es devenue folle ? Papa est en pleurs chez moi ! Tu te rends compte de ce que tu fais à la famille ?
J’aurais voulu lui expliquer. Lui dire que ce n’était pas un caprice, ni une crise de la soixantaine. Que j’avais attendu qu’elle et son frère soient grands pour ne pas les perturber. Que j’avais tout donné pour eux, pour Gérard, pour cette maison où chaque pierre porte la trace de mes sacrifices.
Mais elle n’a pas voulu entendre.
Le lendemain, c’est mon fils, Julien, qui a débarqué sans prévenir. Il a claqué la porte si fort que le miroir du couloir a failli tomber.
— Tu veux finir seule ? Tu veux qu’on ait honte de toi ?
J’ai senti la colère monter en moi, mêlée à une tristesse immense. Pourquoi fallait-il toujours que je sois celle qui cède ? Celle qui s’efface ?
Je me suis assise dans la cuisine, devant la fenêtre qui donne sur le jardin où j’ai vu grandir mes enfants. J’ai repensé à toutes ces années où j’ai mis mes rêves de côté : les voyages jamais faits, les livres jamais écrits, les amitiés sacrifiées parce que Gérard n’aimait pas recevoir. J’ai pensé à toutes ces fois où il m’a rabaissée devant les autres, où il a ri de mes idées, où il a décidé sans moi.
Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a dix ans. Nous étions invités chez des voisins pour un dîner. Gérard avait bu un peu trop et s’est moqué de moi devant tout le monde parce que j’avais oublié d’acheter du pain. Tout le monde a ri. Moi, j’ai eu envie de disparaître sous terre.
Ce soir-là, j’ai compris que je n’étais plus qu’une ombre dans ma propre vie.
Mais on ne quitte pas son mari à cinquante-huit ans dans un village comme le nôtre. On attend. On espère un miracle qui ne vient jamais.
Les semaines qui ont suivi le départ de Gérard ont été un enfer. Les voisins m’évitaient au marché. La boulangère ne me disait plus bonjour. Même ma sœur, Hélène, m’a appelée pour me dire que je faisais honte à la famille.
— Tu as tout eu, Mireille ! Une maison, des enfants en bonne santé… Pourquoi tu gâches tout ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Peut-être parce que je ne savais pas moi-même si j’avais raison ou tort.
Les jours sont devenus longs et silencieux. J’ai commencé à écrire dans un cahier ce que je ressentais : la peur du vide, la culpabilité d’avoir brisé l’image de la famille parfaite, mais aussi une étrange sensation de légèreté. Pour la première fois depuis des années, je pouvais écouter la musique que j’aimais sans qu’on se moque de moi. Je pouvais lire jusqu’à minuit sans qu’on éteigne la lumière en râlant.
Un soir, alors que je dînais seule avec un bol de soupe et un morceau de fromage, Claire est revenue me voir.
— Maman… Papa est malheureux. Il dit que tu l’as trahi.
J’ai senti les larmes monter.
— Et moi ? Est-ce que quelqu’un s’est demandé si moi aussi j’étais malheureuse ?
Claire s’est tue. Elle m’a regardée comme si elle me découvrait pour la première fois.
— Tu aurais dû nous en parler…
Peut-être. Mais comment expliquer à ses enfants qu’on ne veut plus être seulement une mère ou une épouse ? Qu’on veut exister pour soi-même ?
Les mois ont passé. Gérard a fini par s’installer chez sa sœur à Villefranche-sur-Saône. Les enfants viennent moins souvent. Parfois je me sens coupable ; parfois je me sens fière d’avoir osé dire non.
Un matin d’automne, alors que je ramassais les feuilles mortes dans le jardin, Hélène est venue me voir.
— Tu sais… Je t’envie un peu finalement. Moi aussi j’aurais aimé avoir ton courage.
Son aveu m’a bouleversée.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais je sais une chose : il n’est jamais trop tard pour se choisir soi-même.
Est-ce égoïste de vouloir être heureuse après avoir tant donné ? Est-ce qu’une femme a vraiment le droit d’exister autrement qu’à travers sa famille ? Qu’en pensez-vous ?