Le Dernier Adieu de Vincent
« Tu ne peux pas me demander ça, Vincent ! » Ma voix tremble, résonne dans la cuisine où la lumière du matin peine à réchauffer les carreaux froids. Je serre mon mug de café comme si c’était la seule chose qui pouvait me retenir de m’effondrer. Vincent, debout devant moi, les mains dans les poches, évite mon regard. Il a toujours eu ce tic, ce petit mouvement nerveux quand il sait qu’il a tort. Mais aujourd’hui, il ne vient pas pour se justifier. Il vient pour demander quelque chose que je ne suis pas sûre de pouvoir lui donner.
« Claire… Je veux juste lui dire au revoir. » Sa voix est basse, presque un murmure. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire. Pendant des années, il m’a menti, il a menti à notre fils, Paul. Les messages cachés, les absences inexpliquées, les disputes étouffées derrière des portes closes… Tout cela pour finir par apprendre qu’il menait une double vie avec une autre femme à Lyon. Et maintenant, il revient, malade, affaibli, pour réclamer un dernier moment avec l’enfant qu’il a si souvent négligé.
Je me souviens du jour où j’ai tout découvert. C’était un mardi pluvieux, Paul avait oublié son goûter à la maison et j’étais passée en coup de vent à son bureau pour le récupérer. J’ai vu cette femme sortir du bâtiment, rire avec lui d’une façon qui ne trompe pas. J’ai compris en une seconde ce que je refusais d’admettre depuis des mois. Ce soir-là, j’ai pleuré dans la salle de bains pendant que Paul jouait dans sa chambre, inconscient du monde qui s’écroulait autour de lui.
Aujourd’hui, deux ans ont passé. Paul a douze ans maintenant. Il pose des questions auxquelles je n’ai pas toujours les réponses : « Pourquoi papa n’est plus là ? Est-ce qu’il m’aime encore ? » Je fais de mon mieux pour protéger son innocence, pour ne pas salir l’image de son père malgré la rancœur qui me ronge.
Vincent me regarde enfin dans les yeux. Il est pâle, fatigué. Le cancer l’a transformé en un homme que je peine à reconnaître. « Je ne veux pas qu’il me voie comme ça », dit-il d’une voix brisée. « Mais je ne veux pas partir sans lui dire que je l’aime. »
Je ferme les yeux un instant. Les souvenirs affluent : nos vacances en Bretagne, les rires sur la plage de Saint-Malo, les anniversaires où Vincent faisait semblant d’être un magicien pour faire rire Paul… Tout cela semble si loin maintenant.
« Tu crois vraiment que c’est une bonne idée ? » Ma voix est rauque. « Tu crois qu’il comprendra ? »
Vincent hausse les épaules. « Je ne sais pas. Mais je dois essayer. »
Je sens mes défenses s’effriter. Je pense à Paul, à ses yeux pleins d’espoir chaque fois qu’il reçoit une carte postale de son père – si rares ces derniers temps – ou quand il entend son prénom au téléphone. Peut-être que ce dernier adieu lui permettra de tourner la page, d’avancer sans cette blessure ouverte.
Le soir même, j’en parle à ma sœur, Sophie. Elle est toujours là pour moi, même quand je refuse d’écouter ses conseils. « Claire, tu dois penser à Paul avant tout », me dit-elle doucement en caressant ma main. « Ce n’est pas pour Vincent que tu fais ça, c’est pour ton fils. »
Je passe la nuit à tourner en rond dans mon lit, le cœur serré par l’angoisse et le doute. Et si Paul m’en voulait plus tard ? Et s’il ne comprenait pas pourquoi je l’ai laissé revoir cet homme qui l’a tant fait souffrir ?
Le lendemain matin, j’annonce la nouvelle à Paul pendant le petit-déjeuner.
— Paul… Ton père voudrait te voir. Il est malade… très malade.
Il relève la tête brusquement, ses yeux s’agrandissent.
— Il va mourir ?
Je hoche la tête sans réussir à parler.
Il reste silencieux un long moment puis murmure :
— Je veux le voir.
Le rendez-vous est fixé dans le parc où Vincent emmenait Paul jouer quand il était petit. J’y vais avec lui, la gorge nouée. Vincent est déjà là, assis sur un banc sous un marronnier. Il se lève difficilement en nous voyant arriver.
Paul s’arrête à quelques mètres de lui. Je sens sa main trembler dans la mienne.
— Salut papa.
Vincent sourit faiblement.
— Salut mon grand.
Ils restent là, face à face, comme deux étrangers qui cherchent leurs mots. Je m’éloigne un peu pour leur laisser de l’intimité mais je ne peux m’empêcher d’écouter.
— Pourquoi tu es parti ? demande Paul d’une voix cassée.
Vincent baisse la tête.
— J’ai fait des erreurs… Je t’ai fait du mal sans le vouloir. Mais je t’aime très fort, tu sais ?
Paul ne répond pas tout de suite. Puis il s’approche et enlace son père maladroitement. Vincent fond en larmes.
Je détourne les yeux pour leur laisser ce moment. Mon cœur se serre mais je sens aussi un poids s’alléger en moi. Peut-être que le pardon n’est pas impossible après tout.
Sur le chemin du retour, Paul ne dit rien mais il serre ma main très fort.
Ce soir-là, alors que je range la chambre de Paul et que je tombe sur une vieille photo de famille, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Est-ce que le pardon est vraiment possible quand on a tant souffert ? Peut-on protéger son enfant sans se perdre soi-même ?