Le Parfum du Thé Froid et des Non-Dits
« Camille, tu veux bien t’asseoir ? » La voix de Madeleine tremble à peine, mais je sens tout le poids des années dans cette simple phrase. Je reste debout un instant, hésitante, le regard perdu sur la nappe en plastique à fleurs qui recouvre la petite table ronde de sa cuisine. Il y a ce silence entre nous, épais comme la poussière sur les bibelots du salon.
Je n’ai pas revu Madeleine depuis mon divorce avec Julien, il y a trois ans. Trois ans à éviter cette rue, cet immeuble, ce palier où je venais chaque dimanche avec un gâteau sous le bras. Trois ans à me demander si elle me détestait pour avoir quitté son fils ou si elle m’en voulait d’avoir emporté avec moi un morceau de sa famille.
« Tu prends du sucre ? » demande-t-elle en versant le thé dans deux tasses dépareillées. Je hoche la tête, incapable de parler. Mes mains tremblent un peu. Je me souviens de la dernière fois que j’ai bu du thé ici : c’était le soir où Julien m’a annoncé qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre. Madeleine avait pleuré en silence dans la cuisine pendant que nous nous déchirions dans le salon.
« Tu sais, Camille… » Elle s’arrête, cherche ses mots. « Je me suis souvent demandé ce que j’aurais pu faire différemment. »
Je relève la tête. Son regard est franc, mais fatigué. Elle a vieilli, ses cheveux sont plus gris qu’avant. Je sens une boule se former dans ma gorge.
« Ce n’est pas ta faute », je murmure. « C’est entre Julien et moi. »
Elle sourit tristement. « Peut-être. Mais tu étais comme ma fille. Après… tout ça, j’ai eu l’impression de perdre deux enfants d’un coup. »
Un silence gênant s’installe. Je regarde autour de moi : les photos de famille sont toujours là, mais sur aucune je ne figure plus. J’ai été effacée, comme une erreur de jeunesse.
« Pourquoi tu m’as invitée aujourd’hui ? »
Elle soupire et s’assoit en face de moi. « J’ai eu peur que tu disparaisses complètement. On vit à dix minutes l’une de l’autre et pourtant… On ne se croise jamais. »
Je sens mes yeux s’embuer. Je repense à toutes ces fois où j’ai croisé sa silhouette au marché, où j’ai changé de trottoir pour éviter un regard, un mot maladroit.
« J’ai cru que tu me détestais », dis-je enfin.
Elle secoue la tête. « Non… J’étais en colère contre moi-même, contre Julien aussi. Mais surtout triste. Tu sais, depuis la mort de mon mari, je me suis beaucoup retrouvée seule. J’ai commencé à aller à l’église… Pas pour prier vraiment, mais pour parler à quelqu’un. »
Je comprends alors : elle cherche la rédemption, le pardon peut-être. Mais surtout une présence humaine.
« Et Julien ? »
Elle hausse les épaules. « Il ne vient plus beaucoup. Sa nouvelle compagne n’aime pas trop la famille… »
Un rire amer m’échappe malgré moi. « Ironique, non ? »
Elle sourit aussi, un sourire triste mais complice.
« Tu sais, Camille… J’aimerais qu’on essaie d’être amies. Pas comme avant, mais… autrement. J’ai besoin de parler à quelqu’un qui me comprend vraiment. »
Je regarde ses mains ridées posées sur la table, ses yeux humides qui cherchent les miens. Je pense à ma propre solitude dans mon petit appartement du centre-ville, aux soirées passées devant la télé sans personne à qui raconter ma journée.
« Je ne sais pas si j’y arriverai », avoué-je d’une voix cassée.
Elle serre ma main doucement. « On peut essayer ? Juste un thé de temps en temps… »
Je sens une chaleur étrange m’envahir, un mélange d’espoir et de peur.
« D’accord », je souffle.
Nous restons là, silencieuses, à écouter le tic-tac de l’horloge et les bruits étouffés de la rue en bas. Pour la première fois depuis longtemps, je sens que quelque chose en moi se répare doucement.
En sortant de chez elle, je me demande : pourquoi est-ce si difficile de pardonner ? Pourquoi laisse-t-on le silence creuser des fossés entre ceux qu’on aime ? Peut-on vraiment reconstruire une famille sur les ruines du passé ?