Éloignement : Quand mes filles m’échappent après le divorce
« Papa, tu peux nous déposer chez maman plus tôt aujourd’hui ? »
La voix d’Emma, ma fille aînée, résonne dans l’habitacle de la voiture. Je serre le volant un peu plus fort. C’est la troisième fois ce mois-ci qu’elle me demande de la ramener avant l’heure prévue. Élodie, sa sœur cadette, ne dit rien. Elle regarde par la fenêtre, les écouteurs vissés sur les oreilles, absente. Je sens mon cœur se serrer. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il y a encore trois ans, nous étions une famille comme tant d’autres à Lyon. Nora et moi, mariés depuis douze ans, avions construit une vie stable. Nos filles étaient au centre de tout. Mais peu à peu, j’ai eu l’impression de devenir invisible dans ma propre maison. Nora ne me regardait plus comme avant ; toute son attention était tournée vers Emma et Élodie. Les soirées se résumaient à des discussions sur les devoirs, les activités du mercredi, les rendez-vous chez l’orthodontiste. J’étais là, mais j’avais l’impression d’être un meuble.
Un soir d’hiver, après une dispute silencieuse — ces silences lourds qui pèsent plus que les cris — j’ai dit à Nora : « On ne se parle plus. On ne s’aime plus comme avant. » Elle a haussé les épaules : « On a les filles. C’est ça qui compte. » Mais je n’étais plus heureux. J’ai tenu encore deux ans, par peur de briser ce qu’il restait de notre famille.
Le jour où j’ai quitté l’appartement, Emma s’est enfermée dans sa chambre. Élodie a pleuré en silence, blottie contre sa mère. J’ai emporté quelques vêtements et une valise pleine de regrets. Depuis, je vis dans un petit deux-pièces à Villeurbanne. Les filles viennent un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Mais chaque séparation ressemble à un arrachement.
Au début, j’essayais de rendre ces moments spéciaux : sorties au parc de la Tête d’Or, cinéma, crêpes maison… Mais rapidement, j’ai senti une distance s’installer. Emma répond à peine à mes questions ; Élodie préfère rester dans sa chambre à discuter avec ses amies sur Snapchat. Parfois, elles me parlent de leur vie chez leur mère : « Maman a acheté un nouveau canapé », « On part en Bretagne cet été avec tonton Pierre ». Je souris, mais je sens que je perds pied.
Un dimanche soir, alors que je raccompagne les filles chez Nora, elle m’attend sur le pas de la porte. Elle me lance un regard froid : « Tu pourrais faire un effort pour les aider avec leurs devoirs. Elles sont en retard en maths. » Je ravale ma colère : « J’essaie, mais elles ne veulent pas travailler avec moi… » Elle soupire : « C’est toi l’adulte, Antoine. Fais un effort. »
Je rentre chez moi vidé. Je repense à mon propre père qui m’a élevé seul après le départ de ma mère. Il disait toujours : « On ne force pas l’amour d’un enfant, on le mérite chaque jour. » Mais comment mériter l’amour de mes filles si elles ne veulent plus partager leur vie avec moi ?
Un soir, je surprends une conversation entre Emma et Élodie :
— Tu crois qu’il est triste papa ?
— Je sais pas… Il fait genre ça va.
— Moi j’aime pas aller chez lui… C’est pas pareil qu’avant.
Je me retiens de pleurer. Je voudrais leur dire que moi non plus je n’aime pas cette situation, que je donnerais tout pour retrouver notre complicité d’avant.
J’en parle à mon ami Laurent autour d’un café :
— Tu sais, après mon divorce, mes fils aussi se sont éloignés… C’est normal au début. Faut pas lâcher.
— Mais si elles ne veulent plus venir ? Si elles préfèrent rester avec leur mère ?
— Elles reviendront vers toi quand elles seront prêtes.
Mais l’attente est longue et cruelle.
Un samedi matin, Emma refuse de sortir du lit :
— J’ai pas envie d’aller au marché.
— On y allait tout le temps avant… Tu adorais ça !
— Avant c’était avant.
Je sens la colère monter :
— Tu pourrais faire un effort !
Elle claque la porte de sa chambre. Je reste seul dans le salon, assommé par la violence de ses mots.
Je me demande si Nora parle de moi aux filles quand je ne suis pas là. Parfois, elles répètent des phrases qui ne sont pas d’elles : « Tu nous as laissées tomber », « C’est toi qui es parti ». Je voudrais leur expliquer que ce n’est pas si simple, que j’ai souffert aussi. Mais comment parler à des enfants qui ne veulent plus écouter ?
Je consulte une psychologue familiale sur les conseils de ma sœur :
— Il faut garder le lien coûte que coûte, même s’il est ténu. Envoyez-leur des messages, proposez-leur des activités même si elles refusent… Laissez-leur du temps.
Alors j’envoie des textos à Emma : « Bonne chance pour ton contrôle d’histoire ! » À Élodie : « J’ai trouvé ce vieux jeu vidéo dont tu parlais… On y joue ensemble ce week-end ? » Parfois elles répondent par un simple emoji. Parfois rien du tout.
Les fêtes approchent. Cette année, elles passeront Noël chez leur mère. J’allume une guirlande dans mon salon vide et je regarde leurs photos sur le mur. Je me demande si un jour elles comprendront que je ne les ai jamais quittées vraiment.
Parfois je rêve qu’on rit tous ensemble comme avant, qu’elles se blottissent contre moi devant un film du dimanche soir. Mais au réveil, il ne reste que le silence.
Est-ce que tous les pères divorcés ressentent cette solitude ? Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire une relation avec ses enfants après avoir brisé la famille ? Ou bien suis-je condamné à n’être qu’un visiteur dans leur vie ?