Sous l’Ombre de Mon Père : Le Poids d’un Héritage
« Tu n’as pas encore fini tes exercices ? » La voix de mon père résonne dans le couloir, sèche comme un coup de règle sur la table. Je serre mon crayon, les doigts crispés, le cœur battant trop fort pour un simple devoir de mathématiques. J’ai douze ans, et déjà, je connais la peur de décevoir.
Il entre dans ma chambre sans frapper. Son regard balaie la pièce, s’arrête sur les feuilles froissées, sur mes mains tremblantes. « Tu veux finir comme ta mère ? À tout laisser tomber ? » Il ne parle jamais d’elle autrement que pour me rappeler ce qu’il ne faut pas devenir. Je baisse la tête, honteux, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que je n’ai jamais compris pourquoi elle est partie. Peut-être parce que je me demande si c’est à cause de moi.
Mon père s’appelle Gérard. Il est professeur d’histoire-géographie dans un collège de la banlieue lyonnaise. Il a eu une enfance rude, élevé par un père ouvrier qui ne souriait jamais et une mère effacée par la fatigue. Quand il a rencontré ma mère, Claire, il a cru pouvoir tout recommencer. Ils se sont mariés vite, trop vite peut-être. Trois ans plus tard, elle est partie sans un mot, me laissant seul avec lui.
Depuis, il a décidé que je serais son chef-d’œuvre. Il m’a inscrit au foot alors que je rêvais de dessin. Il m’a imposé le latin parce que « ça ouvre l’esprit », alors que je peinais déjà avec le français. Chaque soir, il corrige mes devoirs avec une rigueur militaire. « Tu dois être meilleur que moi », répète-t-il, comme une prière ou une menace.
À l’école, on me surnomme « le fils du prof ». Les autres se moquent quand je lève la main trop souvent ou quand je reste après les cours pour finir un exposé. Je voudrais leur dire que je n’ai pas le choix, que chez moi, l’échec n’existe pas. Mais à quoi bon ? Personne ne comprend ce que c’est que de vivre sous le regard d’un homme qui attend tout de vous.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits gris de notre immeuble HLM, je rentre avec un 13 en maths. Je sais déjà que ce ne sera pas suffisant. Il regarde la note, soupire bruyamment. « Tu te contentes de la médiocrité ? » J’ai envie de crier que non, que j’ai fait de mon mieux, mais les mots restent coincés dans ma gorge. Il s’assoit en face de moi et commence à m’expliquer les exercices comme si j’étais idiot.
Parfois, la nuit, j’entends sa voix dans le salon. Il parle tout seul ou au téléphone avec sa sœur, tante Mireille : « Je ne comprends pas… Il n’a pas la niaque… » Je me recroqueville sous ma couette, espérant devenir invisible.
Les années passent et la pression ne fait qu’augmenter. Au lycée, il exige que je choisisse la filière scientifique alors que je rêve de lettres. Un soir, j’ose lui dire :
— Papa… J’aimerais faire L.
Il me fixe longuement, les yeux froids :
— Tu veux finir au chômage ? Tu crois que c’est ça la vie ?
Je ravale mes larmes et obéis. Je m’inscris en S, j’étouffe mes envies dans des équations et des formules chimiques qui ne veulent rien dire pour moi.
À dix-sept ans, je fais ma première crise d’angoisse avant le bac blanc. Je me réveille en sueur, le cœur affolé. À l’infirmerie du lycée, l’infirmière me demande si tout va bien à la maison. Je mens : « Oui, tout va bien… »
Le soir même, je rentre plus tard que d’habitude. Mon père m’attend dans le salon.
— Où étais-tu ?
— À la bibliothèque.
Il ne me croit pas mais ne dit rien. Un silence lourd s’installe entre nous.
Après le bac, j’entre en prépa scientifique à Lyon parce qu’il l’a décidé ainsi. Je vis en internat mais il m’appelle chaque soir pour vérifier mes notes et mes horaires de travail. Je commence à sortir en cachette avec des amis de la prépa littéraire. Avec eux, je découvre les cafés-théâtres des Pentes de la Croix-Rousse et les lectures publiques à la Guillotière.
Un soir, après une représentation de « Cyrano », je rentre tard et trouve mon père devant ma porte d’internat.
— Tu crois que tu peux faire ta vie sans moi ?
Je sens sa colère mais aussi sa peur. Peur de me perdre comme il a perdu ma mère ? Ou peur que je devienne quelqu’un qu’il ne comprendrait pas ?
Je finis par craquer lors d’un repas familial chez tante Mireille. Toute la famille est là : oncles, cousins, grands-parents venus du Jura. Mon père vante mes résultats devant tout le monde :
— Mon fils est en prépa scientifique !
Je sens les regards sur moi comme des aiguilles.
— Mais tu aimes ça ? demande ma cousine Camille à voix basse.
Je secoue la tête sans répondre.
Plus tard dans la soirée, alors que tout le monde rit autour du plateau de fromages, je sors sur le balcon pour respirer. Mon père me rejoint.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je prends une grande inspiration :
— Papa… Je veux arrêter la prépa. Je veux faire des études de lettres.
Il pâlit, serre les poings.
— Tu vas gâcher ta vie pour des chimères !
Je sens les larmes monter mais cette fois je ne cède pas.
— C’est ma vie, papa.
Il tourne les talons sans un mot et rentre dans l’appartement.
Ce soir-là, j’ai compris qu’il ne changerait jamais. Mais moi si. J’ai quitté la prépa deux semaines plus tard et me suis inscrit à la fac de lettres modernes à Lyon 2. Les premiers mois ont été difficiles : il ne m’a plus parlé pendant presque un an.
Petit à petit, j’ai appris à vivre sans son regard sur moi. J’ai retrouvé ma mère par hasard dans une librairie du centre-ville ; elle m’a serré dans ses bras en pleurant :
— Je suis désolée…
Je n’ai jamais su si elle était partie à cause de moi ou à cause de lui. Peut-être un peu des deux.
Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces lignes dans un café du Vieux Lyon, je me demande : combien d’enfants vivent sous le poids des rêves brisés de leurs parents ? Combien osent dire non ? Et vous… avez-vous déjà eu peur d’être vous-même face à ceux qui vous aiment mal ?