Ma mère n’a jamais demandé à mon frère s’il aimait sa femme. Elle voulait juste qu’ils restent ensemble.
« Paul, tu ne vas pas faire ça. Tu ne vas pas détruire ta famille pour un caprice ! » La voix de ma mère résonnait dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je me tenais près de la porte, les mains moites, le cœur battant trop fort. Paul, mon grand frère, restait debout face à elle, les yeux rougis par la fatigue et la colère. Il venait d’annoncer qu’il avait demandé le divorce à Claire, sa femme depuis huit ans.
« Maman, ce n’est pas un caprice. Je ne l’aime plus. On ne se parle presque plus. On fait semblant devant tout le monde, même devant Camille… »
Je me sentais coupable d’être témoin de cette scène, mais je savais que si je partais, Paul serait seul face à la tempête Odile. Ma mère s’est tournée vers moi, cherchant du soutien dans mon regard. J’ai baissé les yeux.
« Tu vois ? Même ta sœur a honte de toi ! »
Paul a serré les poings. « Ce n’est pas à cause de moi que Claire est malheureuse. C’est parce qu’on n’a plus rien à se dire. Tu veux qu’on continue à faire semblant ? Pour qui ? Pour toi ? Pour les voisins ? »
Ma mère a éclaté : « Pour la famille ! Pour tes enfants ! Tu crois que c’est facile d’être une femme divorcée en France ? Tu veux que Claire soit montrée du doigt ? Que tes enfants soient des “enfants de divorcés” ? »
J’ai senti la colère monter en moi. Pourquoi fallait-il toujours sauver les apparences ? Pourquoi le bonheur de Paul passait-il après l’image de notre famille ?
Le soir, j’ai rejoint Paul sur le balcon. Il fumait en silence, le regard perdu sur les toits gris de Lyon.
« Tu crois que j’ai tort ? » m’a-t-il demandé sans me regarder.
J’ai hésité. « Non… Je crois que tu as le droit d’être heureux. Mais tu sais comment est maman… Elle ne supporte pas l’idée qu’on puisse échouer. Elle croit encore qu’on peut tout réparer avec un bon dîner et un sourire devant les voisins. »
Paul a souri tristement. « J’ai rencontré quelqu’un, Camille. Elle s’appelle Sophie. Avec elle, je me sens vivant… Mais maman ne veut même pas entendre son nom. Elle dit que c’est une voleuse de mari, une honte pour la famille… »
J’ai serré sa main. « Tu n’es pas obligé de vivre pour elle. Ni pour moi. Ni pour personne d’autre que toi-même. »
Mais ce n’était pas si simple.
Les semaines suivantes ont été un enfer. Ma mère appelait Claire tous les jours, lui apportait des tartes aux pommes et des bouquets de fleurs, comme pour réparer l’irréparable avec des gestes maternels maladroits. Elle disait à qui voulait l’entendre que « tout allait s’arranger », que Paul traversait « une mauvaise passe ». Elle refusait d’inviter Sophie à la maison et interdisait à mes neveux de la rencontrer.
Un dimanche midi, alors que toute la famille était réunie autour du poulet rôti, ma mère a lancé : « Paul, tu as pensé aux enfants ? Tu veux qu’ils grandissent sans père ? Tu veux qu’ils aient honte à l’école ? »
Paul a posé sa fourchette, le visage fermé. « Maman, je serai toujours leur père. Mais je ne peux plus vivre dans le mensonge. Je préfère qu’ils voient un père heureux et sincère qu’un père malheureux qui fait semblant pour sauver les apparences. »
Mon père, silencieux d’ordinaire, a murmuré : « Odile… laisse-le vivre sa vie. On ne peut pas tout contrôler. »
Ma mère s’est levée brusquement et a quitté la table en pleurant.
Après ce déjeuner désastreux, j’ai retrouvé Claire dans le jardin. Elle arrosait les rosiers en silence.
« Tu vas bien ? » ai-je demandé timidement.
Elle a haussé les épaules. « Je savais depuis longtemps que ça finirait comme ça… Mais ta mère me fait sentir coupable d’avoir échoué. Comme si c’était ma faute si Paul ne m’aime plus… Je n’en peux plus de cette pression. »
Je n’ai rien su répondre.
La nouvelle du divorce s’est répandue dans la famille comme une traînée de poudre. Les tantes appelaient pour donner leur avis, les cousins prenaient parti, certains amis évitaient Paul dans la rue. Ma mère organisait des réunions familiales pour « sauver le couple », invitant même le curé du quartier à venir parler à Paul.
Un soir, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé ma mère assise dans le noir du salon.
« Camille… Tu crois vraiment que j’ai tort ? Qu’il vaut mieux être heureux et seul que malheureux mais ensemble ? Je ne comprends plus ce monde… Avant, on faisait des efforts pour rester mariés… On ne pensait pas qu’à soi… »
J’ai pris une grande inspiration.
« Maman… Ce n’est pas qu’on ne fait plus d’efforts. C’est qu’on refuse de vivre dans le mensonge. Paul a essayé… Claire aussi… Mais parfois, aimer c’est aussi savoir partir avant de tout détruire… »
Elle a pleuré longtemps ce soir-là.
Aujourd’hui, Paul vit avec Sophie dans un petit appartement du 7e arrondissement. Il voit ses enfants tous les week-ends et ils semblent heureux avec lui. Claire a retrouvé un peu de paix et commence à sortir avec des amies. Ma mère refuse toujours d’inviter Sophie aux repas de famille et parle d’elle comme d’une « erreur passagère ». Mais peu à peu, elle apprend à accepter l’idée que le bonheur ne ressemble pas toujours à ce qu’on avait imaginé.
Parfois je me demande : est-ce vraiment possible d’être heureux sans blesser ceux qu’on aime ? Ou faut-il choisir entre son bonheur et celui des autres ? Qu’en pensez-vous ?