Pas de berceau, pas de table à langer : le chaos de notre retour à la maison

— Tu plaisantes, Joseph ? Tu n’as même pas monté le berceau ?

Ma voix tremble, oscillant entre la colère et le désespoir. Je serre mon bébé contre moi, sentant son souffle chaud sur ma poitrine. Nous venons à peine de franchir le seuil de notre appartement à Lyon, et déjà, je sens le poids du monde s’abattre sur mes épaules. Joseph pose les clés sur la commode, évite mon regard. Il a l’air épuisé, mais moi aussi. Plus encore.

— Camille, je… Je n’ai pas eu une minute à moi cette semaine. Tu sais comment c’est au cabinet en ce moment…

Je l’interromps d’un geste brusque. Je n’ai pas envie d’entendre encore une fois parler de ses dossiers, de son patron tyrannique, de ses collègues qui partent en burn-out les uns après les autres. Moi aussi, j’ai vécu l’enfer : trois jours à la maternité, seule la nuit avec un nourrisson qui ne dort pas, des infirmières débordées, et maintenant… ça.

Le salon est en désordre. Des cartons non ouverts s’entassent dans un coin, les courses n’ont pas été faites. Pas de table à langer, pas de couches, même pas un paquet de lingettes. Le berceau est encore dans son emballage Ikea. Je sens monter en moi une vague d’angoisse.

— Tu m’avais promis qu’on serait prêts, Joseph !

Il s’approche, tente de poser une main sur mon épaule. Je recule.

— Je suis désolé… On va s’en sortir, tu vas voir. Demain je prendrai une demi-journée pour tout installer.

Je ris jaune.

— Demain ? Et ce soir ? Tu comptes qu’on fasse dormir notre fille où ? Sur le canapé ?

Un silence gênant s’installe. Joseph regarde ses chaussures. Je me sens terriblement seule. J’ai envie de pleurer, mais je me retiens devant lui. Il ne comprend pas. Il ne voit pas que j’ai besoin de lui maintenant, pas demain, pas quand il aura le temps.

Je pose ma fille sur le lit défait de notre chambre et m’effondre à côté d’elle. Les larmes coulent enfin. J’entends Joseph fouiller dans les cartons, marmonner des excuses. Il revient avec un paquet de couches taille 3 — trop grandes — et un body froissé.

— Je vais chercher des trucs à la pharmacie de garde…

Je ne réponds pas. J’ai l’impression d’être invisible.

La nuit tombe sur Lyon. Les bruits de la ville me parviennent par la fenêtre entrouverte : des klaxons, des rires d’étudiants qui rentrent chez eux, insouciants. Moi, je suis prisonnière d’un appartement en désordre et d’un couple qui vacille.

Je repense à ma mère qui me disait : « Tu verras, un bébé ça change tout ». Elle avait raison, mais elle ne m’avait pas prévenue que ça pouvait tout briser aussi.

Joseph revient une heure plus tard avec quelques couches, du lait en poudre et un regard coupable. Il tente maladroitement d’installer le berceau pendant que j’allaite notre fille assise sur le sol. Les vis roulent sous le canapé, il jure à voix basse.

— Tu veux que je t’aide ?

Il secoue la tête.

— Non, laisse… Je vais y arriver.

J’ai envie de lui hurler dessus, de lui dire qu’il aurait dû y penser avant. Mais je n’ai plus la force. Je me contente de bercer ma fille en silence.

Les jours suivants sont un enchaînement de disputes et de silences pesants. Joseph part tôt au travail, rentre tard. Je gère tout : les pleurs du bébé, les lessives qui s’accumulent, les repas avalés debout dans la cuisine. Ma belle-mère passe parfois, critique ma façon de faire (« À mon époque, on n’avait pas besoin de tout ce matériel ! »), puis repart aussi vite qu’elle est venue.

Un soir, alors que je donne le bain à notre fille dans une bassine posée sur la table du salon, Joseph rentre plus tôt que d’habitude. Il me regarde longuement sans rien dire.

— Camille… On ne peut pas continuer comme ça.

Je sens ma gorge se serrer.

— Tu crois que je ne le sais pas ?

Il s’assoit à côté de moi, prend ma main dans la sienne.

— Je suis désolé… J’ai l’impression d’être nul comme père et comme mari.

Je baisse les yeux. Moi aussi je me sens nulle comme mère. On se regarde enfin vraiment pour la première fois depuis des semaines.

— On devrait demander de l’aide… Peut-être voir quelqu’un ?

Je hoche la tête en silence. L’idée me soulage autant qu’elle m’effraie.

Les semaines passent. Nous consultons une conseillère conjugale à la PMI du quartier Croix-Rousse. Elle nous aide à mettre des mots sur notre fatigue, nos attentes déçues, nos peurs d’être de mauvais parents. Petit à petit, on réapprend à se parler sans se blesser.

Un matin, Joseph prend enfin un congé paternité malgré les réticences de son patron. Il monte la table à langer avec moi, on rit en se trompant dans les vis. Notre fille gazouille dans son transat tout neuf. L’appartement est encore en désordre mais il y a moins de tension dans l’air.

Je repense souvent à cette première nuit chaotique où tout semblait perdu. Aujourd’hui encore, rien n’est parfait — loin de là — mais on avance ensemble.

Est-ce que d’autres parents se sont déjà sentis aussi seuls et dépassés ? Est-ce qu’on finit toujours par trouver un équilibre ou bien c’est juste une illusion ?