Ma mère n’est pas venue pour garder mes enfants

— Tu pars déjà, maman ? Il est à peine seize heures !

Je me suis retournée, le biberon encore chaud dans la main, la voix tremblante d’agacement. Ma mère, Françoise, enfilait son manteau bleu marine, l’air décidée. Elle a souri, ce sourire que je connaissais si bien, celui qui voulait dire : « Je sais ce que je fais. »

— J’ai mon cours de yoga à dix-sept heures, ma chérie. Je t’avais prévenue.

J’ai failli éclater. Yoga ? Encore ? Depuis quand ma mère, qui n’avait jamais mis un pied dans une salle de sport de sa vie à la campagne, se passionnait-elle pour le yoga ? Et surtout, pourquoi maintenant, alors qu’elle était censée m’aider avec les enfants ?

Tout avait commencé il y a six mois. Après la naissance de mon deuxième fils, Paul, j’étais épuisée. Mon mari, Jérôme, travaillait tard à la Défense et je jonglais entre mon boulot de prof de français au collège et la gestion de deux petits garçons pleins d’énergie dans notre appartement du 12e arrondissement. J’avais supplié ma mère de quitter son village près de Limoges pour venir s’installer chez nous quelques mois. Elle avait hésité — elle aimait sa maison, son jardin, ses voisines — mais elle avait fini par accepter, « pour t’aider, ma fille ».

Au début, tout semblait parfait. Elle préparait des gratins comme personne, racontait des histoires à Léo et berçait Paul avec une patience infinie. Mais très vite, j’ai remarqué qu’elle s’éclipsait souvent : un café avec une amie rencontrée au marché d’Aligre, une visite au musée d’Orsay (« Je n’y suis jamais allée ! »), et puis ce fameux cours de yoga du mercredi.

Un mercredi soir, alors que je rentrais du collège plus tôt que prévu, j’ai trouvé Léo devant la télé et Paul qui pleurait dans son transat. Ma mère n’était nulle part. J’ai paniqué. Quand elle est rentrée, détendue et rayonnante, je n’ai pas pu m’empêcher de lui reprocher son absence.

— Tu étais où ? Je croyais que tu étais là pour m’aider !

Elle a soupiré et s’est assise en face de moi.

— Camille, je ne suis pas ta nounou. Je suis venue parce que tu avais besoin de moi, mais j’ai aussi besoin d’exister. Ici, je découvre des choses nouvelles. Je me sens vivante.

Ses mots m’ont blessée. Je me suis sentie trahie. N’était-ce pas égoïste de sa part ? Après tout ce qu’elle m’avait dit sur l’importance de la famille…

Les jours suivants ont été tendus. Je lui en voulais de ne pas être la grand-mère dévouée que j’avais imaginée. Elle me reprochait mon manque de reconnaissance et ma rigidité. Jérôme essayait d’arrondir les angles mais finissait par fuir les discussions.

Un soir, alors que je couchais Léo, il m’a demandé :

— Pourquoi mamie est triste ?

J’ai eu un choc. Je n’avais pas vu la tristesse derrière son sourire fatigué. J’ai repensé à toutes ces années où elle s’était sacrifiée pour moi et mon frère après le départ de papa. Avais-je le droit d’exiger d’elle qu’elle se sacrifie encore ?

Le lendemain matin, je l’ai trouvée dans la cuisine, en train de préparer du café.

— Maman… Je suis désolée. Je crois que je t’ai demandé trop.

Elle a posé sa main sur la mienne.

— On ne se comprend pas toujours, toi et moi. Mais tu sais… Ici, à Paris, j’ai l’impression d’avoir une seconde jeunesse. J’aime être avec tes enfants, mais j’ai aussi envie d’apprendre à penser à moi.

J’ai souri malgré mes larmes.

— Peut-être qu’on peut trouver un équilibre…

Depuis ce jour-là, nous avons changé nos habitudes. J’ai accepté qu’elle ait ses moments à elle ; elle a accepté d’être plus présente certains soirs où j’avais vraiment besoin d’aide. Nous avons appris à nous parler autrement — moins comme mère et fille, plus comme deux femmes qui cherchent leur place.

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos parents aient leurs propres désirs ? Est-ce que je serai capable, moi aussi, de revendiquer ma liberté quand mes enfants auront besoin de moi ?