Les braises éteintes sous le toit familial
— Tu rentres encore tard, Antoine ?
Ma voix tremble, même si j’essaie de la rendre légère. Il est 22h43, la lumière du salon découpe son ombre sur le parquet ciré. Antoine pose ses clés sur la commode, évite mon regard. Je sens déjà la colère monter, mais aussi cette peur sourde qui me serre la gorge depuis des semaines.
— J’ai eu une réunion qui a débordé, Camille. Tu sais comment c’est en ce moment au cabinet.
Je hoche la tête. Je sais, oui. Mais ce que je sais surtout, c’est que depuis quelques mois, il n’est plus vraiment là. Ni pour moi, ni pour nos enfants, ni même pour lui-même. Nous étions ce couple modèle à Boulogne-Billancourt : deux enfants adorables, un appartement lumineux, des vacances à l’île de Ré chaque été. Les voisins nous enviaient, mes amies me disaient que j’avais de la chance.
Mais la chance, ça s’effrite vite quand le cœur n’y est plus.
Je me souviens de notre rencontre à la fac de droit de Nanterre. Antoine m’avait charmée avec ses blagues et son sourire désarmant. On s’était promis de ne jamais devenir comme ces couples fatigués qu’on croisait dans le métro. On riait fort, on s’aimait fort. Et puis…
— Tu veux que je te réchauffe ton assiette ?
Il secoue la tête, s’enferme dans le bureau. Je reste seule dans la cuisine, devant mon gratin froid. Les enfants dorment déjà. J’entends le vrombissement lointain du périphérique, comme un écho à mon propre vacarme intérieur.
Le lendemain matin, tout recommence. Antoine part avant l’aube, embrasse à peine les enfants. Je prépare les tartines de Paul et Juliette en silence. Ma mère m’appelle :
— Camille, tu as l’air fatiguée… Tout va bien avec Antoine ?
Je mens. Bien sûr que je mens. Parce qu’en France, on ne parle pas de ces choses-là. On garde la façade, surtout devant la famille. Mais ce matin-là, je sens que je vais craquer.
À l’école, Juliette refuse de lâcher ma main.
— Papa ne vient plus jamais me chercher… Il ne m’aime plus ?
Je serre ses petits doigts dans les miens.
— Mais si, ma chérie… Papa travaille beaucoup en ce moment.
Mais même moi je n’y crois plus.
Le soir venu, je fouille dans le téléphone d’Antoine. Je n’en suis pas fière. Mais la peur est plus forte que la honte. Je tombe sur des messages : « Hâte de te revoir », « Merci pour hier soir ». Le prénom : Sophie. Une collègue dont il ne m’a jamais parlé.
Mon monde s’effondre en silence.
Je l’attends dans le salon, les mains glacées sur mes genoux. Quand il rentre, je n’ai plus besoin de mots.
— Tu veux qu’on parle ?
Il baisse les yeux. Il sait que j’ai compris.
— Camille… Je suis désolé.
Il pleure. Moi aussi. Mais ce ne sont pas les mêmes larmes.
Les semaines suivantes sont un enfer feutré. Ma mère débarque avec des tartes aux pommes et des conseils maladroits :
— Tu dois te battre pour ton couple ! Pense aux enfants !
Mon père ne dit rien mais son regard me juge. Mes amis prennent des nouvelles mais évitent le sujet. En France, on ne divorce pas comme ça, surtout pas dans une « bonne famille ».
Antoine dort sur le canapé. Les enfants sentent tout mais ne disent rien. Paul fait pipi au lit à nouveau. Juliette dessine des maisons sans papa.
Un soir d’avril, Antoine annonce qu’il va partir quelques jours chez sa sœur à Lyon « pour réfléchir ». Je comprends que c’est fini.
Je passe mes nuits à pleurer dans la salle de bain pour ne pas réveiller les enfants. Je me demande où j’ai échoué. Est-ce que j’ai trop donné ? Pas assez ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un pour deux ?
Un dimanche matin, alors que je prépare des crêpes pour les enfants, Juliette me demande :
— Maman, pourquoi tu souris jamais ?
Je fonds en larmes devant elle. Elle me serre fort dans ses bras minuscules.
Les mois passent. Antoine revient parfois pour voir les enfants mais il n’est plus vraiment là. Il a refait sa vie avec Sophie. Moi, je réapprends à respirer seule.
Un jour, à la sortie de l’école, une autre maman me glisse :
— Tu sais Camille… On t’admire beaucoup ici. T’as tenu bon.
Je souris faiblement. Je n’ai pas eu le choix.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment on fait pour recoller les morceaux d’une vie qui s’est brisée sans bruit ? Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir tout perdu ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?