Le Nouveau Souffle d’Emma : Quand une Mère Ose Vivre pour Elle
— Tu pars vraiment, maman ? Tu nous laisses ?
La voix de Camille, ma fille cadette, tremble dans le couloir. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Je n’ai jamais vu autant de reproche dans ses yeux. Derrière elle, Léa, sa sœur aînée, détourne le regard, les bras croisés sur sa poitrine. Je sens la colère et l’incompréhension flotter dans l’air du petit appartement parisien où j’ai élevé mes filles seule depuis dix-huit ans.
Je me revois, il y a quelques semaines à peine, assise à la table de la cuisine, une lettre à la main. « Madame Emma Dubois, vous êtes l’unique héritière de la maison de votre grand-tante à Collioure. » J’ai relu ces mots cent fois, incrédule. Moi, Emma, institutrice à la retraite, toujours à compter les centimes pour finir le mois…
J’ai passé ma vie à m’effacer derrière mes enfants. Depuis la mort de leur père, j’ai tout sacrifié : mes rêves d’artiste, mes envies de voyage, même mes amitiés. Je me suis convaincue que c’était ça, être une bonne mère. Mais ce matin-là, devant cette lettre, j’ai senti une brèche s’ouvrir en moi.
— Ce n’est pas contre vous, ai-je murmuré à mes filles. J’ai besoin de… respirer. De penser à moi.
Camille a éclaté en sanglots. Léa est restée muette, les mâchoires crispées. J’ai cru que mon cœur allait se briser. Mais je savais que si je ne partais pas maintenant, je ne partirais jamais.
Le train pour Collioure file à travers la campagne. Je regarde défiler les paysages du Sud, le soleil qui inonde les vignes et les oliviers. Dans mon sac, un carnet à dessin que je n’ai pas ouvert depuis vingt ans. Je me sens coupable et légère à la fois.
À mon arrivée, la maison sent le vieux bois et la poussière. Les volets grincent, le jardin est en friche. Mais il y a une lumière incroyable dans l’atelier sous les toits. Je m’y installe chaque matin, les doigts tachés de fusain, le cœur battant comme une jeune fille.
Les premiers jours sont gris de solitude. Le silence me pèse. Je me demande si j’ai fait une folie. Les appels de Camille se font rares ; Léa ne répond plus à mes messages. Je sens leur colère au bout du fil.
Un soir, alors que je peins la mer depuis la terrasse, une voisine frappe à la porte :
— Vous êtes la nièce de Madame Bertier ? Elle était une artiste incroyable !
Elle s’appelle Françoise, elle a mon âge et un rire communicatif. Elle m’invite à rejoindre son groupe d’aquarelle au village. J’hésite puis j’accepte.
Peu à peu, je découvre une autre vie : des femmes qui parlent fort, qui rient sans gêne, qui osent dire non à leurs enfants adultes quand ils abusent. Je me sens renaître parmi elles.
Mais chaque dimanche soir, la culpabilité revient me hanter. Suis-je une mauvaise mère ? Ai-je abandonné mes filles ?
Un jour, Camille débarque sans prévenir. Elle est pâle et fatiguée.
— Tu m’as manqué…
Nous marchons sur la plage. Elle me confie ses angoisses : son travail qui l’épuise, sa peur de ne pas être « assez » pour moi ou sa sœur.
— J’ai cru que tu nous fuyais…
— Non, ma chérie. Je fuyais l’ombre de moi-même.
Nous pleurons ensemble. Pour la première fois depuis des années, je lui parle de mes rêves enfouis, de mes regrets aussi.
— Tu as le droit d’exister pour toi-même, maman…
Léa mettra plus de temps à comprendre. Elle m’en veut d’avoir brisé l’image rassurante de la mère sacrificielle. Mais un jour, elle m’envoie une photo d’elle en randonnée dans les Alpes :
« J’ai pensé à toi aujourd’hui. J’ai pris un jour rien que pour moi. »
Je souris à travers mes larmes.
Aujourd’hui, ma maison est pleine de toiles colorées et d’amies fidèles. Mes filles viennent parfois passer un week-end ; nous rions plus fort qu’avant. J’ai appris que s’aimer soi-même n’est pas trahir ceux qu’on aime.
Ai-je eu raison d’oser tout quitter pour me retrouver ? Est-ce égoïste de vouloir écrire un nouveau chapitre après tant d’années de dévouement ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?