« Je ne suis pas une bonne mère » : Le poids invisible que j’ai porté pendant des années
« Tu sais, maman… tu n’as jamais été une mauvaise mère. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, douce et tremblante, ce soir d’octobre où elle est revenue dîner à la maison. Mais avant d’en arriver là, laissez-moi vous raconter comment j’ai vécu toutes ces années avec la certitude d’avoir tout raté.
Ce matin-là, comme tant d’autres, je me suis réveillée dans le silence glacé de mon appartement à Nantes. Les murs étaient tapissés de souvenirs : des dessins d’enfant, des photos de vacances à La Baule, le diplôme du bac de Camille encadré dans le couloir. Mais tout cela me semblait appartenir à une autre vie. J’ai traîné dans la cuisine, préparé un café trop fort, et je me suis assise face à la fenêtre, observant la pluie fine qui tombait sur les toits gris.
« Tu n’as jamais su l’écouter », murmurait la voix dans ma tête. « Tu travaillais trop. Tu étais absente. »
J’ai repensé à toutes ces années où j’ai couru après le temps, jonglant entre mon poste de responsable RH dans une PME et mon rôle de mère célibataire. Le père de Camille, Laurent, nous avait quittées quand elle avait six ans. Il était parti refaire sa vie à Lyon, et moi, je m’étais retrouvée seule avec une petite fille à élever et un loyer à payer.
— Maman, tu rentres tard ce soir ?
Camille avait huit ans quand elle m’a posé cette question pour la première fois. Je me souviens de sa voix timide au téléphone, alors que je terminais un dossier urgent au bureau.
— Oui, ma chérie… Je fais au plus vite. Mets le gratin au four, d’accord ?
Je raccrochais toujours avec un pincement au cœur. Je savais qu’elle dînait seule devant « C’est pas sorcier », que je la retrouvais déjà endormie sur le canapé. Je me disais que tout irait mieux quand elle serait plus grande, mais les années ont filé et la distance s’est installée.
À l’adolescence, Camille est devenue silencieuse. Elle rentrait du lycée sans un mot, filait dans sa chambre et s’enfermait avec sa musique. J’essayais de lui parler, mais chaque tentative se soldait par un échec.
— Tu ne comprends rien !
Un soir, elle a claqué la porte si fort que le cadre photo est tombé. J’ai ramassé les morceaux en pleurant, persuadée d’avoir tout gâché.
Les années ont passé. Camille a eu son bac avec mention, puis est partie faire ses études à Rennes. La maison est devenue vide. J’ai continué à travailler, à remplir mes journées pour ne pas penser au silence qui m’entourait.
Chaque dimanche soir, j’attendais son appel. Parfois il venait, parfois non. Je me demandais si elle m’en voulait encore. Si elle se souvenait des soirs où je n’étais pas là. Si elle me pardonnerait un jour.
Un été, alors qu’elle avait vingt-trois ans, Camille est revenue passer quelques jours à la maison. J’avais préparé son plat préféré : des lasagnes maison. Nous avons mangé en silence, puis elle a posé sa fourchette et m’a regardée droit dans les yeux.
— Maman… pourquoi tu as toujours l’air triste quand je viens ?
J’ai senti ma gorge se serrer.
— Je… Je ne sais pas si j’ai été une bonne mère pour toi.
Elle a souri tristement.
— Tu as fait ce que tu as pu. Tu étais fatiguée, mais tu étais là… Même quand tu n’avais plus de force.
J’ai baissé les yeux. Les larmes coulaient sans bruit.
— J’aurais voulu être plus présente…
Camille a pris ma main.
— Tu sais, j’ai longtemps cru que tu ne m’aimais pas assez. Mais aujourd’hui je comprends : tu t’es sacrifiée pour moi. Tu as mis ta vie entre parenthèses pour que je ne manque de rien.
Un silence lourd s’est installé. Puis elle a ajouté :
— Ce n’est pas parfait, mais c’est ça aussi être une famille… On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.
Cette nuit-là, j’ai pleuré comme jamais depuis des années. Pas de tristesse, mais de soulagement. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai dormi sans ce poids invisible sur la poitrine.
Depuis cette conversation, notre relation a changé. Nous nous parlons plus souvent. Je lui raconte mes journées, elle partage ses doutes et ses joies. J’apprends à être une mère autrement — moins inquiète, plus confiante.
Mais parfois, le doute revient : ai-je vraiment fait tout ce qu’il fallait ? Est-ce que nos enfants nous pardonnent nos failles ? Ou bien est-ce nous qui devons apprendre à nous pardonner ?