J’ai cessé d’aider ma fille financièrement – aujourd’hui, je ne vois plus mon petit-fils. N’étais-je qu’un portefeuille ?

« Tu ne comprends pas, maman ! » La voix d’Élodie résonne encore dans le couloir, tranchante, pleine de reproches. Je reste figée, la main tremblante sur la poignée de la porte, mon cœur battant à tout rompre. C’est la troisième fois ce mois-ci que nous nous disputons à propos d’argent. Je n’ai plus les moyens de l’aider comme avant. Ma retraite ne suffit plus, et pourtant, elle me réclame encore et encore, comme si j’étais un puits sans fond.

Je me souviens du jour où elle m’a annoncé sa grossesse. J’étais si fière, si heureuse à l’idée de devenir grand-mère. J’ai tout fait pour elle : j’ai gardé le petit pendant qu’elle travaillait, j’ai payé ses factures quand elle avait du mal à joindre les deux bouts, j’ai même renoncé à mes propres vacances pour lui offrir un Noël digne de ce nom. Mais aujourd’hui, tout cela semble effacé par une seule chose : mon incapacité à continuer à payer.

« Tu ne veux plus m’aider ? Très bien. Mais alors ne viens pas pleurer si tu ne vois plus Arthur ! »

Ses mots ont claqué comme une gifle. Arthur… Mon petit-fils, ma lumière. Depuis un an, je n’ai plus le droit de le voir. Elle ne répond plus à mes messages, elle ne décroche pas quand j’appelle. Je passe devant leur immeuble à Montreuil, espérant apercevoir sa silhouette derrière une fenêtre. Parfois, je rêve que je le retrouve dans un parc, qu’il court vers moi en criant « Mamie ! », mais au réveil, il n’y a que le silence et la solitude de mon appartement.

Je me demande où j’ai failli. Ai-je trop donné ? Pas assez ? Est-ce que l’amour d’une mère se mesure à la somme qu’elle verse chaque mois ?

Mon amie Françoise me répète que les enfants sont ingrats, que c’est la société qui veut ça aujourd’hui. « Ils croient que tout leur est dû », soupire-t-elle en remuant son café au zinc du bistrot du coin. Mais je refuse de croire qu’Élodie n’a jamais vu mes sacrifices. Je me rappelle les nuits blanches à veiller sur elle quand elle avait la grippe, les heures passées à l’aider pour ses devoirs, les économies faites pour lui offrir sa première voiture d’occasion…

Un soir d’octobre, j’ai tenté une dernière fois de la joindre. J’ai laissé un message sur son répondeur :

— Élodie, c’est maman… Je t’en supplie, laisse-moi voir Arthur. Je ne veux pas d’argent, je veux juste être là pour vous deux. Je t’aime.

Pas de réponse.

Les semaines passent. Noël approche. Les vitrines s’illuminent dans la rue commerçante de Vincennes où j’habite. Les familles se pressent dans les magasins de jouets ; je regarde les enfants rire avec leurs grands-parents et une boule se forme dans ma gorge. J’achète quand même un petit train en bois pour Arthur et je le glisse dans une enveloppe avec une carte : « Pour mon petit trésor ». Je dépose le paquet devant leur porte. Le lendemain, il n’est plus là. Je ne saurai jamais s’il l’a reçu.

Un dimanche matin, alors que je trie de vieux albums photos, je tombe sur une image d’Élodie enfant, serrée contre moi sur la plage de La Baule. Son sourire éclatant me transperce le cœur. Où est passée cette complicité ? Comment l’argent a-t-il pu tout gâcher ?

Je repense à notre dernière conversation face à face, il y a un an :

— Tu sais très bien que je ne peux pas faire autrement… J’ai besoin de toi !
— Mais Élodie, je n’ai plus rien… Je dois aussi penser à moi maintenant.
— Penser à toi ? Tu n’as jamais pensé qu’à moi !

Elle avait claqué la porte en partant. Depuis, le silence.

Je me suis inscrite à un atelier d’écriture à la médiathèque pour occuper mes journées vides. Là-bas, j’ai rencontré Lucienne, qui vit la même chose avec son fils. Nous partageons nos histoires autour d’un thé tiède et d’un gâteau sec. Parfois, nous rions de nos malheurs ; souvent, nous pleurons.

Un soir de janvier, alors que la neige tombe sur les toits parisiens, je reçois enfin un message d’Élodie :

« Maman, tu pourrais garder Arthur samedi après-midi ? J’ai un entretien d’embauche. »

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je réponds aussitôt oui, sans poser de questions.

Le samedi venu, Arthur arrive avec son sac à dos et son doudou usé. Il me saute dans les bras comme si rien ne s’était passé.

— Mamie ! Tu m’as manqué !

Je retiens mes larmes et le serre fort contre moi.

Nous passons l’après-midi à jouer aux petits chevaux et à faire des crêpes. Il me raconte ses histoires d’école avec l’innocence des enfants qui ne comprennent pas les querelles des adultes.

Quand Élodie revient le soir, elle reste sur le pas de la porte.

— Merci… murmure-t-elle sans me regarder dans les yeux.

Je voudrais lui dire tant de choses : que l’amour ne se compte pas en euros, que je serai toujours là pour elle même si je n’ai plus rien à donner matériellement… Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Depuis ce jour-là, elle me confie Arthur de temps en temps. Nos relations restent tendues ; il y a toujours cette gêne entre nous, ce non-dit qui pèse lourd comme une chape de plomb.

Parfois je me demande : est-ce que j’aurais dû poser des limites plus tôt ? Est-ce que j’ai trop donné par peur qu’elle manque ? Est-ce qu’on peut vraiment être aimée pour soi-même et non pour ce qu’on apporte ?

Et vous… Pensez-vous qu’on puisse réparer une relation brisée par l’argent ? Ou bien certaines blessures sont-elles irréparables ?