Illusions brisées : Douze ans de mensonges

« Tu rentres tard ce soir ? » Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà le froid s’installer dans la cuisine. Laurent, mon mari depuis douze ans, ne relève pas les yeux de son téléphone. « Non, je serai là pour le dîner. » Il ment. Je le sais maintenant. Je le sais parce que j’ai vu ce message, celui qui ne m’était pas destiné : « J’ai hâte de te retrouver, mon amour. »

Je m’appelle Victoire. Ironique, non ? Victoire, alors que je viens de tout perdre. Douze ans de mariage, une fille de neuf ans, Camille, et cette maison à Sceaux où j’ai cru bâtir notre bonheur. J’ai cru…

Ce soir-là, alors que Camille dort paisiblement dans sa chambre décorée de licornes et de posters d’astronautes, je tourne en rond dans le salon. Chaque bruit me fait sursauter. Je me repasse la scène encore et encore : moi, cherchant un numéro dans le téléphone de Laurent pour organiser l’anniversaire surprise de ma belle-mère, et ce message qui s’affiche. J’ai senti mon cœur s’arrêter. Puis repartir, affolé.

Quand il rentre, il pose son manteau sur la chaise comme d’habitude. Il me sourit. Ce sourire qui m’a séduite à la fac, ce sourire qui cachait tant de choses. Je n’arrive pas à parler. Je voudrais hurler, pleurer, le frapper même. Mais je ne fais rien. Je prépare les assiettes, je verse la soupe.

« Tu as passé une bonne journée ? » demande-t-il en s’asseyant.

Je le fixe. « Oui… Et toi ? »

Il hoche la tête, me raconte une réunion interminable au bureau, les embouteillages sur le périphérique. Je l’écoute mentir avec aisance. Je me demande depuis combien de temps il me ment ainsi. Des mois ? Des années ?

Après le dîner, il va border Camille. J’écoute leur conversation à travers la porte entrouverte.

« Papa, tu resteras toujours avec nous ? » demande-t-elle d’une petite voix.

Je retiens mes larmes.

« Bien sûr, ma chérie », répond-il sans hésiter.

Il ment aussi à sa fille.

La nuit venue, je ne dors pas. Je repense à tous ces détails qui n’avaient pas de sens : ses absences soudaines, ses week-ends « entre copains », son parfum différent parfois en rentrant… Comment ai-je pu être aussi aveugle ?

Le lendemain matin, alors qu’il part travailler, je l’arrête sur le pas de la porte.

« Laurent… Qui est-elle ? »

Il blêmit. Son regard fuit le mien.

« Je… Ce n’est pas ce que tu crois… »

Je ris nerveusement. « Ah bon ? Parce que ce que je crois, c’est que tu as une maîtresse depuis des mois ! »

Il baisse la tête. « Victoire… Je suis désolé… »

Je sens la colère monter en moi comme une vague brûlante.

« Désolé ? Tu es désolé d’avoir détruit notre famille ou d’avoir été découvert ? »

Il ne répond pas. Il part.

Les jours suivants sont un enfer silencieux. Nous vivons comme deux étrangers sous le même toit. Pour Camille, nous faisons semblant : les petits-déjeuners ensemble, les rires forcés devant les dessins animés du samedi matin… Mais tout sonne faux.

Un soir, alors que Camille est chez une amie, j’explose.

« Pourquoi tu restes ? Pour elle ou pour moi ? »

Laurent soupire. « Je reste pour Camille. Je ne veux pas qu’elle souffre… »

Je le coupe : « Et moi alors ? Tu crois que je ne souffre pas ? Que je n’existe plus ? »

Il me regarde enfin dans les yeux. « Je t’ai aimée, Victoire… Mais quelque chose s’est brisé en moi. Je ne sais plus comment recoller les morceaux. »

Je m’effondre sur le canapé. Les larmes coulent sans bruit.

Les semaines passent. Les amis s’éloignent – certains prennent parti sans même connaître toute l’histoire. Ma mère me répète que « les hommes sont tous pareils », mais ça ne console pas. Mon père me conseille de « penser à Camille avant tout ». Mais comment penser à elle quand je n’arrive même plus à penser à moi ?

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, Camille vient s’asseoir près de moi.

« Maman… Tu es triste ? »

Je la serre fort contre moi.

« Oui ma chérie… Mais ce n’est pas ta faute. »

Elle me regarde avec ses grands yeux pleins d’inquiétude.

« Tu crois que papa va partir ? »

Je voudrais lui mentir comme lui sait si bien le faire. Mais je ne peux pas.

« Je ne sais pas… Mais quoi qu’il arrive, on sera toujours là l’une pour l’autre. »

Les mois défilent. Laurent dort désormais dans la chambre d’amis. Nous parlons peu, sauf pour organiser la vie de Camille : les devoirs, les rendez-vous chez le médecin, les anniversaires… La routine familiale continue mais tout est fissuré.

Un jour, au marché, je croise Sophie, une amie d’enfance.

« Tu as l’air fatiguée… Tout va bien chez toi ? »

Je craque. Je lui raconte tout. Elle m’écoute sans juger.

« Tu sais Victoire… Tu as le droit d’être en colère. Mais tu as aussi le droit d’être heureuse à nouveau un jour. »

Ses mots résonnent en moi comme une promesse lointaine.

Petit à petit, j’apprends à vivre avec cette douleur sourde qui ne me quitte plus vraiment mais qui s’atténue parfois quand Camille rit ou quand je retrouve des amies autour d’un café.

Laurent finit par partir un matin de janvier glacial. Il laisse une lettre sur la table : « Je suis désolé de t’avoir fait souffrir. J’espère qu’un jour tu pourras me pardonner. Prends soin de Camille pour nous deux. »

Je lis et relis cette lettre sans savoir si je dois pleurer ou crier.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment ai-je pu croire à ce bonheur parfait ? Est-ce que l’amour peut vraiment survivre au mensonge ? Ou bien sommes-nous tous condamnés à porter des masques jusqu’à ce qu’ils se brisent ?