Derrière la Porte Close : Mon Combat Invisible pour la Dignité
— « Madame, vous pouvez pousser un peu plus fort, la porte est coincée mais elle finit par s’ouvrir ! »
La voix du jeune conseiller résonne derrière la vitre. Je serre mon sac contre moi, mes doigts tremblent. Je pousse de toutes mes forces sur cette porte automatique qui ne l’est plus que de nom. Derrière moi, la pluie fine de ce matin parisien me colle aux cheveux. Personne ne propose son aide. Les passants pressés m’évitent, absorbés par leurs téléphones.
Je m’appelle Lucienne, j’ai 78 ans. J’habite seule dans le 14e arrondissement depuis que mon mari, Henri, nous a quittés il y a trois ans. Ce matin, je dois retirer de l’argent pour payer l’aide-ménagère. J’ai hésité à demander à ma fille, Claire, de m’accompagner, mais elle travaille et je ne veux pas la déranger. Après tout, je suis encore capable… non ?
Enfin à l’intérieur, je m’appuie contre le mur pour reprendre mon souffle. Il n’y a pas de chaise dans le hall. Les sièges ont disparu depuis la pandémie, « pour des raisons sanitaires », m’a-t-on dit la dernière fois. Je regarde autour de moi : deux jeunes femmes discutent devant les guichets automatiques, un homme d’affaires pianote sur son portable. Personne ne me regarde.
Je m’avance vers le distributeur. Mes mains tremblent encore. Je sors ma carte, tente d’insérer le code. Trois fois, je me trompe. La machine avale ma carte.
— « Zut… »
Je sens les larmes monter. Je me tourne vers le conseiller derrière son plexiglas.
— « Excusez-moi… Ma carte… »
— « Il faut prendre rendez-vous en ligne, madame », répond-il sans lever les yeux.
Je reste figée. Prendre rendez-vous en ligne ? Je n’ai pas d’ordinateur. Mon vieux téléphone ne fait que téléphoner. Je bredouille :
— « Je n’ai pas internet… »
Il soupire, visiblement agacé.
— « Attendez là, je vais voir ce que je peux faire. »
J’attends debout, appuyée sur ma canne. Mes jambes me font mal. Je repense à Henri qui disait toujours : « On n’est jamais aussi vieux que quand on dépend des autres. » Il avait raison. J’entends les chuchotements derrière moi :
— « Elle bloque tout le monde… »
— « Ils devraient faire une file spéciale pour les vieux… »
Je voudrais disparaître.
Le conseiller revient enfin.
— « Votre carte sera disponible dans deux jours. Vous pouvez revenir ? »
Je hoche la tête, incapable de parler. Deux jours… Comment vais-je payer l’aide-ménagère ? Comment vais-je revenir ici ?
En sortant, je croise le regard d’une jeune fille qui me sourit timidement.
— « Vous voulez que je vous aide à ouvrir la porte ? »
Je sens mes yeux s’embuer.
— « Merci… »
Dehors, la pluie a cessé mais je me sens noyée dans une mer d’indifférence. Sur le chemin du retour, chaque marche du trottoir est un obstacle. Je pense à tous ces lieux où je ne peux plus aller seule : la poste sans bancs, la mairie avec ses escaliers raides, le supermarché où les caisses automatiques ont remplacé les caissières qui prenaient le temps de discuter.
À la maison, j’appelle Claire en pleurant.
— « Maman, pourquoi tu ne m’as pas dit que tu avais besoin d’aide ? »
— « Je voulais te laisser tranquille… »
— « Mais tu n’es pas un fardeau ! »
Je raccroche bouleversée. Depuis quand ai-je commencé à croire que demander de l’aide était honteux ? Depuis quand la société a-t-elle décidé que vieillir devait rimer avec isolement ?
Le soir venu, je regarde par la fenêtre les lumières de la ville qui s’allument une à une. Je pense à tous ceux qui, comme moi, se sentent invisibles dès qu’ils franchissent une porte trop lourde ou qu’ils cherchent un siège inexistant.
Pourquoi faut-il se battre pour avoir le droit d’exister dignement ? Combien sommes-nous à souffrir en silence parce que personne ne pense à nous ? Est-ce vraiment cela, vieillir en France aujourd’hui ?