« Partageons l’addition, s’il te plaît » — Chronique d’un rendez-vous moderne et de ses drapeaux rouges
« Tu veux bien qu’on partage l’addition ? »
La phrase claque dans l’air, sèche, inattendue. Je relève la tête, plantant mon regard dans celui de Damien. Autour de nous, le brouhaha du bistrot du Marais continue, indifférent à la tempête qui se lève en moi. Mon verre de vin tremble légèrement dans ma main. Je tente un sourire, mais il se fige sur mes lèvres.
Je ne sais pas pourquoi cette question me bouleverse autant. Après tout, nous sommes en 2024, à Paris, et partager l’addition devrait être banal. Mais ce soir, ce n’est pas le geste qui me dérange, c’est la manière. La froideur. L’absence de chaleur dans sa voix. Je repense à nos échanges sur l’application : ses messages pleins d’esprit, ses compliments sur mes lectures, son humour un peu piquant. J’avais cru sentir une connexion. Mais là, face à lui, je doute.
« Bien sûr », je réponds, la gorge serrée. J’attrape mon sac, fouille pour trouver ma carte bleue. Damien détourne les yeux, comme si le simple fait de croiser mon regard était devenu trop lourd. Un silence gênant s’installe entre nous.
Je me souviens alors de mon dernier rendez-vous avec Julien, il y a six mois. Il avait insisté pour payer, mais c’était fait avec douceur, presque comme un jeu. Nous avions ri, débattu sur l’égalité hommes-femmes, partagé nos histoires de famille. Rien à voir avec ce froid calcul que je ressens ce soir.
Damien brise le silence :
— Tu sais, je trouve ça normal qu’on partage. On est adultes, non ?
Sa voix est tranchante. Je sens une pointe d’agacement derrière ses mots. Est-ce que je lui ai donné l’impression d’attendre qu’il paie ? Est-ce que j’ai été trop traditionnelle ?
Je me replie sur moi-même. Ma mère m’a toujours dit : « Ne laisse jamais un homme décider pour toi. » Mais elle m’a aussi appris à reconnaître le respect dans les petits gestes. Je me demande si je ne suis pas en train de confondre indépendance et indifférence.
La serveuse arrive avec l’addition. Damien la saisit rapidement, fait le calcul exact de ce qu’il doit payer — jusqu’au dernier centime — puis me tend le ticket sans un sourire.
— Voilà pour toi.
Je sens mes joues rougir. J’ai envie de partir en courant. Mais je reste là, figée, à compter les pièces dans mon porte-monnaie comme une collégienne prise en faute.
Je repense à mon père, ouvrier à Montreuil, qui disait toujours : « Le respect, c’est pas une question d’argent, c’est une question de cœur. »
Pourquoi ce simple geste me fait-il autant d’effet ? Est-ce parce que j’ai trop souvent accepté des compromis ? Parce que j’ai ignoré les signaux d’alerte dans mes anciennes relations ?
Damien regarde son téléphone.
— Je dois y aller tôt demain matin…
Je hoche la tête sans répondre. Il se lève déjà, enfile sa veste sans un mot de plus. Je reste seule quelques secondes à la table, le cœur lourd.
Sur le chemin du retour, la pluie fine de Paris colle à ma peau. Je repense à la soirée : les regards fuyants de Damien, son rire forcé quand j’ai parlé de mon travail dans l’éducation nationale, sa façon de couper la parole quand j’évoquais mes rêves d’écriture.
Je me rends compte que ce n’est pas seulement l’addition qui m’a blessée ce soir-là. C’est tout ce qu’elle symbolise : le manque d’attention, l’absence d’écoute, cette impression d’être interchangeable dans une série de rendez-vous sans lendemain.
Arrivée chez moi, j’envoie un message à ma meilleure amie, Camille :
« Tu crois que je suis trop exigeante ? »
Elle répond presque aussitôt :
« Non. Tu veux juste être respectée. »
Je relis son message plusieurs fois. Je pense à toutes ces femmes autour de moi qui jonglent entre indépendance et désir d’être choyées, entre féminisme et envie de gestes tendres.
Le lendemain matin, en classe devant mes élèves de CE2, je repense à la soirée. L’une des petites filles me demande :
— Maîtresse, c’est quoi le respect ?
Je souris tristement.
— C’est quand on fait attention aux autres et à leurs sentiments.
Mais au fond de moi, je me demande si j’arriverai un jour à appliquer cette définition à ma propre vie.
Le soir venu, je relis notre conversation sur l’application. Je réalise que j’ai ignoré certains signaux : ses réponses évasives quand je parlais d’engagement, ses blagues sur les « femmes compliquées », son refus d’évoquer ses anciennes relations.
Pourquoi ai-je voulu croire qu’il était différent ? Pourquoi ai-je accepté si vite ce rendez-vous ?
En refermant mon téléphone, je me promets d’écouter davantage mon intuition la prochaine fois. De ne plus minimiser ces petits malaises qui finissent par devenir des abîmes.
Est-ce que c’est ça, grandir ? Apprendre à dire non sans culpabiliser ? À reconnaître sa propre valeur même quand l’autre ne la voit pas ?
Et vous… avez-vous déjà ignoré des signaux d’alerte par peur d’être seul(e) ou de paraître trop exigeant(e) ?