Le Parfum du Savon de Marseille
« Camille, tu ne vas pas faire ça… pas maintenant, pas à une semaine du mariage ! » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tremblante d’incompréhension et de colère. Je serre la poignée de ma valise, les jointures blanches, le cœur battant à tout rompre. Autour de moi, les murs de la maison familiale semblent se rapprocher, m’étouffer sous le poids des souvenirs et des attentes.
Je n’ai pas dormi depuis trois nuits. Les mots de Paul tournent en boucle dans ma tête : « Tu pourrais faire un effort, non ? Regarde-toi… Tu ne pourrais pas essayer ce parfum que je t’ai offert ? Ou porter autre chose que ce vieux pull ? » Il disait ça en riant, mais chaque remarque était une piqûre de rappel : je n’étais jamais assez. Pas assez sophistiquée, pas assez féminine, pas assez… Parisienne ?
J’ai grandi à Angers, dans une famille où le savon de Marseille était la seule coquetterie autorisée. Ma grand-mère disait toujours : « Une femme honnête n’a besoin que d’eau claire et de savon. » Mais Paul, lui, venait d’un autre monde. Sa mère, élégante jusqu’au bout des ongles, m’avait accueillie avec un sourire figé la première fois : « Camille, tu sais que Paul aime les femmes qui prennent soin d’elles… »
Le soir où tout a basculé, nous étions chez ses parents à Versailles. Sa sœur, Élodie, venait d’annoncer ses fiançailles avec un avocat brillant. Les coupes de champagne tintaient, les rires fusaient. Paul m’a prise à part dans le jardin d’hiver :
— Tu pourrais faire un effort ce soir. Ma mère trouve que tu fais un peu… provinciale.
J’ai senti mes joues brûler. J’ai voulu répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai souri, comme toujours.
Le lendemain matin, j’ai fait ma valise. J’ai laissé la bague sur la table basse du salon et j’ai pris le premier train pour Angers. Je n’ai rien dit à personne. Pas même à mes amies.
Aujourd’hui, elles sont toutes là, assises autour de la table en formica de la cuisine. Marion me regarde avec des yeux ronds :
— Mais Camille… Vous étiez le couple parfait !
Je ris jaune.
— Parfait ? On jouait un rôle, Marion. Je n’étais pas moi-même avec lui. J’avais l’impression d’être une figurante dans sa vie.
Ma mère soupire bruyamment.
— Tu exagères… Paul est un bon garçon ! Il a un bon travail, il est poli… Tu ne trouveras pas mieux.
Je me lève brusquement.
— Maman ! Est-ce que tu m’écoutes ? Je ne veux pas d’une vie où je dois me déguiser tous les matins pour être aimée !
Un silence gênant s’installe. Ma petite sœur Lucie murmure :
— Moi je trouve que t’as eu du courage…
Je croise son regard et je sens mes yeux s’embuer.
Les jours suivants sont un tourbillon de questions et de jugements. Les voisins chuchotent sur mon passage. Ma tante Hélène m’appelle :
— Tu sais, Camille, il faut parfois faire des compromis… On ne peut pas tout avoir dans la vie.
Mais moi, je refuse de croire qu’il faut s’effacer pour être aimée.
Un soir, alors que je range la vaisselle avec ma mère, elle pose enfin la question qui brûle ses lèvres depuis une semaine :
— Qu’est-ce qui s’est vraiment passé avec Paul ?
Je prends une grande inspiration.
— Il ne m’aimait pas pour ce que je suis. Il voulait que je change… Que je devienne une autre femme. Plus élégante, plus discrète… Moins moi.
Elle baisse les yeux sur ses mains ridées.
— Peut-être qu’il t’aimait à sa façon…
Je secoue la tête.
— Ce n’est pas suffisant.
Le lendemain matin, je reçois un message de Paul : « Je ne comprends pas ce qui t’arrive. On avait tout pour être heureux. »
Je relis ses mots encore et encore. Je pense à toutes ces fois où j’ai avalé mes larmes pour ne pas faire de vagues. À tous ces dimanches passés à sourire devant sa famille alors que je me sentais invisible.
Je réponds simplement : « Je veux être aimée pour ce que je suis. Pas pour ce que tu voudrais que je sois. »
Le soir venu, Lucie me rejoint sur le balcon.
— Tu crois qu’on peut vraiment être aimée sans se trahir ?
Je regarde le ciel qui s’assombrit au-dessus des toits d’ardoise.
— Je ne sais pas… Mais je préfère être seule que mal accompagnée.
Et vous ? Est-ce qu’on doit vraiment changer pour être aimé ? Ou bien l’amour véritable commence-t-il quand on ose rester soi-même ?