Le cadeau de trop : Quand l’amour ne suffit plus

« Tu ne vas pas encore passer ta journée à la bibliothèque, Lucie ? » La voix de Paul résonne dans le couloir, mêlée d’agacement et d’inquiétude. Je serre mon sac contre moi, le cœur serré. Depuis que j’ai quitté mon poste de directrice d’école à Dijon, la maison me semble trop grande, trop silencieuse. Les premiers mois de retraite ont été doux : balades au parc Darcy, goûters avec mes petits-enfants, peinture à l’aquarelle sur la terrasse. Mais très vite, l’ennui a grignoté mes journées.

Paul, lui, s’est adapté. Il bricole, il jardine, il regarde les matchs de foot avec ses amis. Moi, je tourne en rond. Alors j’ai accepté ce petit boulot à la bibliothèque municipale. Trois après-midis par semaine à ranger des livres, à conseiller des lecteurs, à sentir l’odeur rassurante du papier. C’est peu, mais c’est déjà ça.

Ce matin-là, je sens que quelque chose cloche. Paul m’observe d’un air étrange pendant que je prépare mon café. Il a ce sourire crispé qu’il affiche quand il prépare une surprise. Je n’aime pas les surprises. Elles me rappellent tout ce que je ne contrôle plus.

« Lucie, j’ai quelque chose pour toi. »

Il pose sur la table une enveloppe crème, scellée d’un ruban bleu. Je la prends, méfiante.

« Ouvre-la », insiste-t-il.

À l’intérieur, deux billets pour un séjour dans un château en Bourgogne. Trois jours de détente, spa et gastronomie. Paul me regarde avec espoir.

« Je me suis dit que ça nous ferait du bien… qu’on pourrait… tu sais… retrouver un peu de nous. »

Je sens les larmes monter. Retrouver quoi ? Le nous d’avant ? Celui qui riait aux éclats dans la cuisine en préparant des crêpes pour les enfants ? Celui qui se murmurait des secrets sous la couette ? Ce nous-là s’est effacé sous les couches de routine et de silence.

« Merci, Paul… c’est gentil », je murmure sans conviction.

Il baisse les yeux. Il a compris.

Le jour du départ arrive trop vite. Dans la voiture, le silence est pesant. Je regarde défiler les vignes par la fenêtre, le cœur lourd. Paul tente quelques blagues, mais sa voix tremble. Arrivés au château, tout est parfait : le personnel souriant, la chambre somptueuse, la vue sur les collines dorées par le soleil d’automne.

Mais rien n’y fait. Je me sens étrangère dans ce décor de carte postale. Le soir, au dîner, Paul commande une bouteille de Chablis et porte un toast maladroit :

« À nous… à notre nouvelle vie ! »

Je souris pour lui faire plaisir, mais je sens que tout m’échappe. Après le repas, il propose une promenade dans le parc. Nous marchons côte à côte sans nous toucher.

« Tu te souviens de notre premier voyage ensemble ? » demande-t-il soudain.

Je hoche la tête. C’était à Annecy, il y a quarante ans. Nous avions dormi dans une auberge minuscule et ri toute la nuit parce que le lit grinçait à chaque mouvement.

« On était heureux », souffle-t-il.

Je m’arrête et le regarde dans les yeux.

« On l’est encore ? »

Il détourne le regard.

De retour dans la chambre, il sort une petite boîte de sa valise.

« J’ai quelque chose d’autre pour toi… »

À l’intérieur, un collier en or fin avec un pendentif en forme de livre ouvert. Il sait combien j’aime lire.

Je fonds en larmes.

« Paul… tu crois vraiment qu’un cadeau peut réparer tout ça ? »

Il s’approche, tente de me prendre dans ses bras. Je recule.

« Ce n’est pas toi… c’est moi… Je me sens vide depuis que j’ai arrêté de travailler. J’ai l’impression d’avoir perdu qui j’étais… Et toi tu fais tout pour me rendre heureuse mais… je ne sais même plus ce qui pourrait me rendre heureuse… »

Il s’assoit sur le lit, abattu.

« J’ai peur de te perdre », avoue-t-il dans un souffle.

Je m’assieds à côté de lui. Nous restons là longtemps sans parler, deux silhouettes fatiguées par la vie et les compromis.

Le lendemain matin, je décide de rentrer plus tôt. Paul ne proteste pas. Sur le chemin du retour, je repense à tout ce que nous avons traversé : les disputes pour des broutilles, les réconciliations silencieuses, les années où nos enfants étaient au centre de tout… Maintenant qu’ils sont partis vivre leur vie à Lyon ou Paris, il ne reste plus que nous deux face à nos regrets et nos peurs.

À la maison, je retrouve mon fauteuil près de la fenêtre et j’ouvre un livre au hasard. Les mots me réconfortent un peu. Paul passe devant la porte sans entrer.

Le soir venu, il frappe timidement.

« On pourrait parler ? »

Je ferme mon livre et acquiesce.

Nous parlons longtemps cette nuit-là. De nos rêves oubliés, de nos envies pour les années qui restent. Nous décidons d’essayer autrement : moins de cadeaux matériels, plus de moments vrais. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour se retrouver… ou peut-être que si.

Parfois je me demande : combien de couples comme nous se perdent en chemin sans oser se dire la vérité ? Est-ce qu’on peut vraiment réinventer l’amour après tant d’années ou faut-il accepter que certaines choses s’effacent avec le temps ?