J’ai cru que m’occuper de notre fille était un métier, et j’ai voulu que mon mari me paie

« Tu veux vraiment qu’on mette ça par écrit ? » La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant mes mots. « Je ne sais plus comment te le dire… J’ai l’impression d’être ta nounou, pas ta femme. »

Tout a commencé il y a trois ans, quand notre petite Louise est née. Avant le mariage, jamais nous n’avions parlé d’enfants. On vivait à Paris, dans un deux-pièces du 11e, et la vie nous semblait légère, presque insouciante. Julien travaillait dans une agence de pub, moi je faisais des piges en rédaction web. On sortait, on riait, on s’aimait fort. Puis, après six mois de mariage, Julien a commencé à parler bébé. Je n’avais rien contre, alors on s’est lancés.

La grossesse a été difficile. J’ai dû arrêter de travailler au cinquième mois à cause d’une sciatique carabinée. Julien était attentionné, il me massait les pieds le soir, il me disait que j’étais belle même quand je ressemblais à une baleine échouée sur le canapé. Mais tout a changé après la naissance de Louise.

Les premiers mois, j’étais épuisée. Louise pleurait beaucoup, dormait peu. Julien rentrait tard du boulot, souvent après 21h. Il disait qu’il devait « assurer » pour décrocher une promotion. Je ne lui en voulais pas, pas au début. Mais les jours sont devenus des semaines, puis des mois. J’ai arrêté de compter les nuits blanches.

Un matin, alors que je préparais le biberon d’une main et que je répondais à un mail pro de l’autre, j’ai eu comme un déclic : « Si je faisais payer tout ce que je fais ici… » J’ai tapé sur Google : « salaire mère au foyer France ». Les chiffres m’ont donné le vertige. Je me suis mise à calculer : ménage, lessive, repas, soins à Louise… Ça faisait combien d’heures par semaine ?

Le soir même, j’ai attendu que Julien rentre. Il avait l’air fatigué, mais j’ai pris mon courage à deux mains :
— Julien, tu sais combien d’heures je travaille ici chaque semaine ?
Il a haussé les épaules :
— Je sais pas… Tu veux dire avec Louise ?
— Oui, et tout le reste : la maison, les courses…
Il a soupiré :
— Claire, c’est normal… Tu es en congé parental.
— Justement ! Ce n’est pas des vacances !

Il a ri nerveusement. J’ai senti la colère monter.
— Tu sais quoi ? Si tu devais me payer pour tout ce que je fais ici, tu serais ruiné !

Le silence est tombé entre nous comme une chape de plomb.

Les jours suivants ont été tendus. Je lui ai envoyé des articles sur la charge mentale, sur le travail invisible des femmes. Il les lisait à moitié, puis retournait à ses mails pro. Un soir, j’ai imprimé un « contrat » trouvé sur Internet : « Contrat de prestation parentale ». Je l’ai posé sur la table du salon.

Quand il l’a vu, il a éclaté :
— Tu veux vraiment qu’on mette ça par écrit ? On n’est pas des collègues !
— Peut-être qu’on devrait ! J’ai besoin de reconnaissance !

Il est parti dormir sur le canapé cette nuit-là.

Ma mère m’a appelée le lendemain :
— Claire, tu exagères… À mon époque, on ne se posait pas toutes ces questions.
Je lui ai raccroché au nez.

J’ai commencé à douter de moi. Est-ce que je devenais folle ? Est-ce que demander un « salaire » pour s’occuper de son enfant était si absurde ? Mais chaque fois que je voyais Julien rentrer du boulot sans même demander comment s’était passée ma journée, la boule dans mon ventre grossissait.

Un soir d’orage, alors que Louise dormait enfin et que la pluie battait contre les vitres, j’ai craqué.
— Julien… Je ne veux pas d’argent. Je veux juste que tu comprennes ce que je vis. Que tu reconnaisses ce que je fais.
Il m’a regardée longtemps sans rien dire. Puis il a murmuré :
— Je suis désolé… Je croyais bien faire en travaillant plus pour nous.
— Mais moi aussi je travaille !

On a pleuré tous les deux ce soir-là. Pour la première fois depuis des mois, il m’a prise dans ses bras sans rien dire d’autre.

Le lendemain matin, il s’est levé plus tôt pour préparer le petit-déjeuner et habiller Louise. Il a proposé qu’on fasse un planning ensemble pour mieux partager les tâches. Ce n’était pas parfait, mais c’était un début.

Aujourd’hui encore, il y a des jours où je me sens seule dans ce rôle de mère. Mais j’ose enfin dire quand ça ne va pas. Et parfois, quand je croise mon reflet dans la vitre du métro en allant chercher Louise à la crèche, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’admettre que s’occuper d’un enfant est un vrai travail ? Pourquoi tant de femmes se sentent-elles coupables de réclamer de la reconnaissance ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être invisible dans votre propre famille ?