Entre le Devoir et la Liberté : Mon Combat pour Exister
« Tu n’as pas honte ?! » La voix de ma mère résonne encore dans la cage d’escalier alors que je claque la porte derrière moi. Il est 7h du matin, un samedi de septembre, et je viens de prendre la décision la plus difficile de ma vie : partir. Quitter notre appartement HLM de Montreuil, laisser derrière moi mon frère Paul, malade depuis l’enfance, et affronter le monde seule.
Je descends les marches en courant, le cœur battant, les larmes brouillant ma vue. Dans mon sac à dos, quelques vêtements, mes carnets de dessin et une lettre pour Paul. Je n’ai pas eu le courage de lui dire au revoir en face. Il dormait encore, branché à sa machine qui l’aide à respirer la nuit. J’ai murmuré « Je t’aime » en refermant doucement la porte de sa chambre.
Depuis des années, tout tourne autour de lui. Paul a dix-sept ans mais il en paraît douze. Sa maladie rare a avalé l’attention de maman, la tendresse de papa (avant qu’il ne parte), et mon adolescence. J’ai appris à me taire, à m’effacer, à ne pas faire de vagues. Mais aujourd’hui, c’est fini. J’ai dix-neuf ans et je veux vivre.
Dans le métro, je relis les messages furieux de maman : « Tu es égoïste », « Tu abandonnes ton frère », « Tu n’es plus ma fille ». Je serre les dents. Elle ne comprend pas. Elle ne veut pas comprendre. Pour elle, je suis la grande sœur, celle qui doit tout sacrifier. Mais qui pense à moi ?
À la fac de Saint-Denis, je découvre un autre monde. Des jeunes qui rient fort, qui parlent politique ou cinéma autour d’un café. Je me sens étrangère au début, coupable d’être là alors que Paul souffre à la maison. Mais peu à peu, je respire mieux. Je rencontre Léa en cours d’histoire de l’art. Elle a une famille nombreuse, bruyante et aimante. Un soir, elle m’invite chez elle à Vincennes. Sa mère me serre dans ses bras comme si j’étais sa propre fille. Je fonds en larmes sans pouvoir m’arrêter.
« Qu’est-ce qui t’arrive Camille ? » demande Léa doucement.
Je lui raconte tout : la maladie de Paul, la colère de maman, mon sentiment d’être invisible depuis toujours.
« Tu as le droit d’exister pour toi-même », dit-elle simplement.
Mais chaque dimanche soir, quand je rentre dans ma chambre d’étudiante minuscule, la culpabilité me rattrape. Je pense à Paul qui doit affronter seul les crises d’asthme, à maman qui travaille la nuit à l’hôpital puis s’occupe de lui le jour. Je me demande si j’ai fait le bon choix.
Un soir d’octobre, le téléphone sonne. C’est Paul.
« Camille… tu me manques. »
Sa voix est faible mais il essaie de plaisanter : « Maman râle tout le temps depuis que t’es partie… Elle dit que tu vas finir SDF ou pire ! »
On rit ensemble, puis il ajoute plus sérieusement : « Je comprends pourquoi t’es partie… Moi aussi j’aimerais pouvoir partir un jour. »
Je sens les larmes monter.
« Tu crois que maman me pardonnera un jour ? »
Paul hésite puis répond : « Elle t’aime… mais elle a peur. Peur d’être seule avec moi… Peur que tu sois malheureuse sans nous… »
Les semaines passent. Maman refuse toujours de me parler. Elle bloque mon numéro, m’envoie des mails froids : « Tu n’as pas ta place ici tant que tu ne reviens pas aider ta famille. »
À Noël, j’ose rentrer à Montreuil. L’appartement sent la soupe aux légumes et les médicaments. Paul m’accueille avec un sourire fatigué. Maman ne me regarde même pas.
Au dîner, elle lâche soudain : « Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ? »
Je réponds du tac au tac : « Moi non plus je n’ai rien choisi ! J’ai juste envie d’exister ! »
Un silence glacial s’installe. Paul tousse, mal à l’aise.
Après le repas, je trouve maman dans la cuisine, en train de frotter rageusement une casserole.
« Pourquoi tu me détestes ? » je demande d’une voix tremblante.
Elle s’arrête net.
« Je ne te déteste pas… J’ai peur que tu partes pour toujours… Que tu oublies ton frère… Que tu m’oublies… »
Je m’approche doucement.
« Je ne vous oublierai jamais… Mais j’ai besoin de vivre aussi… »
Elle pleure enfin dans mes bras, comme une petite fille perdue.
Depuis ce soir-là, rien n’est vraiment réglé entre nous. Mais on se parle un peu plus souvent. Paul m’envoie des messages drôles sur ses journées à l’hôpital ; maman m’appelle parfois pour demander conseil ou juste entendre ma voix.
Je sais que je n’ai pas toutes les réponses. Je vis toujours avec ce tiraillement entre loyauté et liberté. Mais aujourd’hui, je me sens un peu moins coupable d’exister pour moi-même.
Est-ce qu’on peut vraiment choisir entre sa famille et sa propre vie ? Est-ce qu’on a le droit de partir sans être un monstre ? Qu’en pensez-vous ?