Le jour où j’ai cessé d’être la nounou de mes petits-enfants

« Tu peux venir à 7h30 demain matin ? » La voix de ma fille, Camille, résonne dans le combiné. Je regarde Jacques, mon mari, qui lève les yeux au ciel. Encore une fois, nous allons devoir nous lever à l’aube pour garder les enfants, alors que nous avions prévu une balade au marché de la place Saint-Pierre. Je prends une inspiration, la gorge serrée. « Camille, tu sais, avec ton père, on avait prévu… » Elle me coupe : « Maman, s’il te plaît, je n’ai personne d’autre. »

Cela fait huit ans que ça dure. Depuis la naissance de Léo, puis de Manon, nous sommes devenus les piliers invisibles de la famille. Les vacances ? Toujours organisées en fonction des besoins de Camille et de son mari, Thomas. Les rendez-vous médicaux, les réunions parents-profs, les mercredis après-midi : c’est pour nous. Au début, j’étais heureuse d’aider. Mais petit à petit, j’ai senti que quelque chose se brisait.

Un soir, alors que je ramassais les jouets éparpillés dans le salon, Jacques m’a dit : « On n’est plus les grands-parents, Françoise. On est devenus leur personnel de maison. » J’ai ri, un peu jaune. Mais il avait raison. Nous n’étions plus invités à dîner chez eux ; on venait déposer les enfants et on repartait. Les fêtes de famille ? Toujours chez nous, parce que « c’est plus pratique ». Et jamais un merci.

Un samedi matin, alors que je préparais le petit-déjeuner pour Léo et Manon, j’ai entendu leur conversation :
— Mamie, pourquoi tu es toujours là ?
— Parce que maman travaille, mon chéri.
— Mais tu travailles pas, toi ?
J’ai senti une boule dans ma gorge. Non, je ne travaille plus. Mais est-ce que cela veut dire que je n’existe plus qu’à travers eux ?

Ce jour-là, j’ai parlé à Jacques. Nous avons décidé qu’il était temps de reprendre notre vie en main. Nous avons rédigé une lettre à Camille :

« Ma chérie,
Nous t’aimons et nous aimons nos petits-enfants. Mais nous avons besoin de temps pour nous. À partir du mois prochain, nous ne pourrons plus assurer la garde régulière de Léo et Manon. Nous serons toujours là en cas d’urgence, mais nous voulons aussi profiter de notre retraite.
Papa et maman »

Quand Camille a reçu la lettre, elle a débarqué chez nous en larmes.
— Comment pouvez-vous me faire ça ? Vous savez très bien que la crèche est complète et que Thomas ne peut pas quitter son travail !
— Camille, tu dois comprendre que nous avons aussi besoin de vivre. Nous ne sommes pas éternels.
— Mais tout le monde compte sur vous !

La dispute a duré des heures. Thomas est resté silencieux, mal à l’aise. Les enfants jouaient dans le couloir, inconscients du séisme qui secouait la famille.

Les jours suivants ont été tendus. Camille ne nous appelait plus. Les petits n’étaient plus là pour remplir la maison de leurs rires. J’ai pleuré, beaucoup. Jacques aussi, même s’il ne l’avouera jamais. Mais nous avons tenu bon.

Petit à petit, Camille a dû s’organiser autrement. Elle a demandé à ses collègues des adresses de nounous, a sollicité les parents de Thomas. Elle a compris que notre aide n’était pas un dû. Un dimanche, elle est revenue avec les enfants et un gâteau au chocolat.

— Je suis désolée, maman. Je n’ai pas vu que je vous demandais trop.

Nous avons pleuré ensemble. Les enfants se sont jetés dans nos bras. Ce jour-là, j’ai compris que poser des limites n’était pas un acte d’égoïsme, mais d’amour.

Aujourd’hui, je vois mes petits-enfants moins souvent, mais chaque moment est précieux. Nous faisons des sorties au parc, des ateliers peinture, des crêpes le mercredi après-midi… parce que nous l’avons choisi.

Parfois, je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire non à ses enfants ? Est-ce que d’autres grands-parents vivent la même chose ? Et vous, jusqu’où iriez-vous par amour pour votre famille ?