Pourquoi ai-je caché à mes amis que nous achetions un terrain ? Une histoire de confiance, de peur et de moments manqués

— Tu crois vraiment qu’on doit leur dire ?

La voix de mon mari, Antoine, résonne encore dans ma tête. Nous étions assis dans la petite cuisine de notre appartement à Villeurbanne, les mains tremblantes autour d’un café tiède. Sur la table, le compromis de vente attendait nos signatures. J’avais le cœur qui battait la chamade, partagée entre l’excitation et une angoisse sourde.

— Je ne sais pas, Antoine… Tu sais comment ils sont. Si on leur dit, ils vont sûrement se moquer, ou pire, penser qu’on se prend pour d’autres…

Il a haussé les épaules, l’air fatigué. Depuis des mois, nous économisions chaque centime pour ce projet : un terrain à Chasselay, à vingt minutes de Lyon, un rêve fou pour deux trentenaires issus de familles modestes. Mais au lieu de partager cette joie avec nos amis — Camille, Thomas, Julie — je sentais une boule dans mon ventre. J’avais peur de leurs réactions. Peur qu’ils me jugent, qu’ils me jalousent ou qu’ils se sentent trahis.

Le soir même, Camille m’a appelée :

— Alors, quoi de neuf ? Tu sembles distante ces derniers temps…

J’ai menti. J’ai parlé du boulot, des embouteillages sur le périph’, du chat qui avait vomi sur le canapé. Mais pas un mot sur le terrain. Pas un mot sur ce rêve qui prenait forme.

Les semaines ont passé. Les démarches administratives s’enchaînaient : notaire, banque, mairie… Chaque soir, Antoine et moi rentrions épuisés mais heureux. Pourtant, je sentais grandir en moi une étrange tristesse. Je voyais mes amis moins souvent. Je trouvais des excuses pour éviter les dîners ou les apéros improvisés sur les quais du Rhône.

Un dimanche matin, alors que nous visitions le terrain sous une pluie fine, Antoine s’est arrêté net :

— Tu ne trouves pas ça triste ? On vit tout ça seuls. On devrait être entourés…

J’ai détourné les yeux. Je savais qu’il avait raison. Mais comment expliquer cette peur viscérale ? Depuis l’enfance, j’avais appris à me méfier des regards envieux. Ma mère répétait toujours : « Le bonheur attire la jalousie. » Et puis, il y avait ce souvenir cuisant du lycée : quand j’avais annoncé à mes amies que j’avais été acceptée dans une prépa à Lyon, elles s’étaient éloignées de moi, comme si mon succès était une trahison.

Le jour de la signature chez le notaire est arrivé. Nous avons bu une coupe de champagne en tête-à-tête dans notre salon vide. J’ai envoyé un message à Julie : « On se voit bientôt ? » Elle m’a répondu vaguement : « Je suis débordée en ce moment… »

Quelques semaines plus tard, lors d’un dîner chez mes parents à Bron, ma mère m’a prise à part :

— Tu as l’air soucieuse… Tu devrais parler à tes amis. Les vrais amis ne t’en voudront pas d’être heureuse.

Mais je n’arrivais pas à franchir le pas. Plus le temps passait, plus le fossé se creusait entre eux et moi. Un soir d’été, alors que nous pique-niquions sur notre terrain — désormais envahi par les herbes folles — Antoine a lancé :

— Tu regrettes ?

J’ai éclaté en sanglots. Oui, je regrettais. Pas d’avoir acheté ce terrain, mais d’avoir laissé la peur guider mes choix. J’avais voulu protéger notre bonheur comme un secret précieux, mais à force de le cacher, je m’étais isolée.

Quelques jours plus tard, Camille m’a appelée à l’improviste :

— On peut se voir ? J’ai l’impression que tu m’évites…

Nous nous sommes retrouvées dans un café du Vieux Lyon. Elle m’a regardée droit dans les yeux :

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu peux tout me dire, tu sais.

Alors j’ai tout lâché. Les démarches, les angoisses, la peur du jugement… Elle a souri tristement :

— Tu sais, j’aurais aimé être là pour toi. Même si parfois je suis maladroite ou jalouse… c’est normal d’être heureux pour ses amis.

J’ai compris ce jour-là que j’avais sous-estimé la force de notre amitié. Que j’avais laissé mes vieux démons prendre le dessus.

Aujourd’hui, alors que nous dessinons les plans de notre future maison avec Antoine, je repense à tout ce que j’ai manqué : les rires partagés autour d’un projet fou, les conseils précieux de ceux qui nous aiment vraiment.

Ai-je sacrifié trop de choses par peur du regard des autres ? Et vous, jusqu’où iriez-vous pour protéger votre bonheur ?