Le jour où j’ai dit non à ma voisine : l’histoire d’une frontière retrouvée
« Claire, tu pourrais garder Lucas ce soir ? J’ai un rendez-vous important… »
La voix de Sophie résonne dans le couloir, pressée, presque suppliante. Je serre la poignée de ma porte, le cœur battant. Encore. Depuis des mois, c’est devenu une habitude : Sophie frappe, me sourit, me confie Lucas, son petit garçon de trois ans, et disparaît. Au début, j’étais ravie de rendre service. Mais ce soir, je sens une boule dans ma gorge. Je suis fatiguée. J’ai aussi une vie, des envies, des projets que je repousse sans cesse.
« Je suis désolée, Sophie, mais ce soir… »
Elle me coupe : « Juste une heure, Claire ! Tu es toujours là pour nous, tu sais ? »
Je la regarde. Son manteau mal boutonné, ses cernes, la fatigue sur son visage. Elle est seule avec Lucas depuis que son mari est parti. Je comprends sa détresse. Mais moi ? Qui pense à moi ?
Je me souviens du premier soir où elle m’a demandé ce service. C’était après la fête des voisins. On avait ri, partagé un verre de rosé sur le trottoir. Lucas s’était endormi dans mes bras. Sophie m’avait remerciée mille fois. Puis il y a eu une deuxième fois, puis une troisième. Bientôt, c’est devenu une routine : chaque semaine, puis plusieurs fois par semaine. Parfois même le week-end.
Au début, j’en parlais à ma sœur, Élodie. « Tu es trop gentille, Claire », me disait-elle au téléphone. « Tu dois apprendre à dire non. » Mais comment refuser à Sophie ? Elle n’a personne d’autre. Et puis Lucas est si mignon…
Mais ce soir, je n’en peux plus. Je suis rentrée du travail épuisée. Mon chef m’a encore reproché un dossier en retard. J’avais prévu de me reposer, de regarder un film, de prendre un bain chaud. Mais voilà que Sophie frappe à ma porte comme si c’était normal.
« Sophie… » Ma voix tremble. « Je ne peux pas ce soir. J’ai besoin de temps pour moi. »
Un silence lourd tombe entre nous. Sophie me fixe, surprise. « Mais… tu sais que je n’ai personne d’autre ! »
Je sens la culpabilité monter en moi comme une vague glacée. Je baisse les yeux. « Je suis désolée… »
Lucas tire sur la manche de sa mère : « On va chez Claire ? »
Sophie soupire, visiblement agacée. « Bon… Je vais trouver une solution », lâche-t-elle sèchement avant de tourner les talons.
Je referme la porte doucement et m’appuie contre le bois froid. Mon cœur bat la chamade. Ai-je été égoïste ? Est-ce mal de vouloir du temps pour soi ?
Je repense à ma propre mère qui disait toujours : « Il faut savoir s’occuper des autres, mais il ne faut pas s’oublier soi-même. »
Le lendemain matin, en descendant les poubelles, je croise Sophie dans le hall. Elle ne me regarde pas. Je sens la tension dans l’air.
Plus tard dans la journée, je reçois un message d’elle :
« Je comprends que tu sois fatiguée. Mais tu aurais pu prévenir avant. Lucas était triste hier soir. »
Je relis le message plusieurs fois. La culpabilité me ronge. Mais au fond de moi, une petite voix me dit que j’ai bien fait.
Le soir même, Élodie m’appelle : « Alors, tu as réussi à dire non ? »
Je lui raconte tout. Elle rit doucement : « Tu vois ? Ce n’est pas la fin du monde. Sophie va s’en remettre. Et toi, tu vas enfin penser à toi ! »
Mais ce n’est pas si simple. Dans l’immeuble, les regards changent. Certains voisins me saluent à peine. J’entends des chuchotements dans l’ascenseur : « Elle a laissé tomber Sophie… »
Une semaine passe. Je croise Lucas dans la cour de l’immeuble. Il me fait un petit signe timide. Mon cœur se serre.
Un soir, alors que je rentre tard du travail, je trouve une lettre glissée sous ma porte.
« Claire,
Je suis désolée pour l’autre soir. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise. Je suis juste dépassée parfois… Merci pour tout ce que tu as fait pour Lucas et moi. J’espère qu’on pourra rester amies.
Sophie »
Je relis la lettre plusieurs fois. Les larmes me montent aux yeux. Je prends mon téléphone et lui écris :
« Je comprends ce que tu traverses, Sophie. Mais j’ai aussi besoin de temps pour moi. On peut s’entraider, mais il faut que ce soit équilibré. Je tiens à notre amitié. »
Quelques jours plus tard, on se retrouve autour d’un café chez moi. On parle longtemps, on rit même un peu. On pose des limites ensemble : je garderai Lucas de temps en temps, mais plus systématiquement.
Ce soir-là, je me sens légère pour la première fois depuis longtemps.
Mais je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire non ? Est-ce qu’on a le droit de penser à soi sans passer pour une mauvaise personne ? Qu’en pensez-vous ?