Une seconde chance pour l’amour : L’histoire de Jeanne et Lucien

— Tu comptes rester là toute la journée à nourrir les pigeons, Jeanne ?

La voix de ma fille, Claire, me tire de mes pensées. Je serre un peu plus fort le sachet de miettes dans ma main tremblante. Le banc du parc Monceau est froid sous moi, mais je m’y sens chez moi. Je n’ai pas envie de rentrer dans mon appartement silencieux, où chaque tic-tac de l’horloge me rappelle l’absence de mon défunt mari, Henri.

— Je prends juste un peu l’air, Claire. Tu sais bien que j’aime ce parc.

Elle soupire, agacée. Depuis la mort d’Henri il y a cinq ans, elle s’inquiète pour moi, mais sa sollicitude ressemble parfois à une surveillance. Elle ne comprend pas que la solitude est devenue mon unique compagne fidèle.

Ce jour-là, alors que Claire s’éloigne au téléphone, je remarque un homme assis à l’autre bout du banc. Il porte un vieux manteau en laine et tient un livre entre ses mains. Il relève les yeux vers moi et me sourit timidement.

— Vous aimez les pigeons ?

Sa voix est douce, légèrement éraillée. Je hoche la tête, un peu gênée.

— Ils sont mes seuls amis fidèles, dis-je en plaisantant à moitié.

Il rit doucement. — Moi, c’est Lucien. Je viens ici tous les mardis depuis la retraite. On dirait qu’on partage le même banc.

Je souris malgré moi. Nous commençons à parler, d’abord de banalités — la météo, les travaux dans le quartier, le prix du pain — puis de nos vies. Il me raconte son passé d’instituteur à Levallois, son divorce douloureux, ses enfants qui vivent loin. Je lui parle d’Henri, de mes années à travailler comme secrétaire dans une petite mairie du 17e arrondissement, de Claire qui veut tout contrôler.

Les semaines passent. Lucien et moi nous retrouvons sur ce banc chaque mardi. Peu à peu, je sens renaître en moi une chaleur oubliée. Un jour, il m’apporte une rose jaune.

— Pour égayer votre journée, Jeanne.

Je rougis comme une jeune fille. Je n’aurais jamais cru ressentir à nouveau ces papillons dans le ventre à mon âge. Mais la peur s’invite aussi : que dira Claire ? Que dira le voisinage ? À Paris, les gens parlent vite.

Un soir d’automne, alors que je rentre chez moi après avoir passé l’après-midi avec Lucien, Claire m’attend sur le pas de la porte.

— Tu étais encore avec ce monsieur ?

Son ton est sec. Je sens la colère monter en elle.

— Oui, et alors ?

— Maman… Tu te rends compte de ton âge ? Ce n’est pas sérieux ! Tu vas te ridiculiser !

Ses mots me frappent en plein cœur. J’ai envie de crier qu’elle ne comprend rien, que la solitude est plus douloureuse que le ridicule. Mais je ravale mes larmes et ferme la porte derrière moi.

Les jours suivants sont lourds. Claire ne me parle presque plus. Je sens son regard désapprobateur à chaque fois que je sors. Pourtant, je continue à voir Lucien en cachette. Nous marchons main dans la main le long de la Seine, nous partageons des éclats de rire au café du coin. Il me lit des poèmes de Prévert et me raconte ses rêves d’enfance.

Un dimanche matin, alors que nous prenons un chocolat chaud au café « Le Petit Zinc », Lucien pose sa main sur la mienne.

— Jeanne… Est-ce que tu crois qu’on a le droit d’être heureux encore ?

Je sens mes yeux s’embuer. J’ai envie d’y croire, mais le poids des regards et des jugements me pèse.

Quelques jours plus tard, Claire débarque chez moi sans prévenir. Elle trouve une lettre de Lucien sur la table du salon. Elle la lit sans me demander la permission.

— Tu lui écris maintenant ? Tu vas trop loin !

Je sens la colère monter en moi comme jamais auparavant.

— Claire ! J’ai été une mère présente toute ta vie. J’ai tout sacrifié pour toi et pour papa. Maintenant, c’est mon tour ! J’ai le droit d’être heureuse !

Elle reste bouche bée devant ma soudaine révolte. Les larmes coulent sur ses joues.

— J’ai juste peur de te perdre…

Je la prends dans mes bras. Pour la première fois depuis longtemps, nous parlons vraiment. Je lui explique ce que je ressens : la solitude qui ronge, le bonheur fragile que Lucien m’apporte.

Peu à peu, Claire accepte ma relation avec Lucien. Elle finit même par l’inviter à dîner un soir d’hiver. Autour d’un gratin dauphinois et d’un verre de vin rouge, nous rions tous ensemble. Je sens enfin la paix revenir dans mon cœur.

Aujourd’hui, Lucien et moi continuons à nous promener main dans la main dans Paris. Les regards des autres ne me font plus peur. J’ai compris que le bonheur n’a pas d’âge et que l’amour peut frapper à notre porte quand on s’y attend le moins.

Mais parfois je me demande : pourquoi faut-il attendre si longtemps pour oser vivre pour soi ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?