Sous le soleil de Rome, j’ai retrouvé mon cœur : chronique d’une renaissance inattendue

— Françoise, tu n’as pas oublié tes médicaments ?

La voix de Monique résonne dans le couloir de l’hôtel, tranchant le silence du matin romain. Je soupire, range la boîte dans mon sac à main et jette un dernier regard à mon reflet dans la glace : cheveux gris soigneusement relevés, foulard bleu marine autour du cou, sourire forcé. J’ai 68 ans et je pars visiter le Colisée avec un groupe de retraités du 15e arrondissement. Je n’attends rien de ce voyage, sinon quelques photos pour mes petits-enfants et une parenthèse loin de l’appartement vide où la solitude me colle à la peau.

Sur la place, le guide s’égosille déjà :

— On se regroupe ! Attention aux pickpockets !

Je me fonds dans la masse grisonnante, traînant derrière moi mes regrets et mes souvenirs. Monique me serre le bras :

— Tu verras, Françoise, l’Italie, ça fait du bien au moral.

Je hoche la tête sans conviction. Depuis la mort de Jacques, mon mari, il y a six ans, je vis au ralenti. Mes enfants sont loin, absorbés par leur carrière. Les rares appels se résument à des « Tu vas bien, maman ? » expédiés entre deux réunions.

Le Colisée surgit devant nous, majestueux. Je m’arrête, émue malgré moi. C’est alors que je le remarque : un homme seul, assis sur un banc à l’ombre d’un cyprès. Il lit un livre en souriant. Il doit avoir mon âge, peut-être un peu plus. Son visage est doux, ses yeux pétillent derrière des lunettes fines. Il relève la tête et nos regards se croisent. Je détourne les yeux, troublée.

Plus tard, alors que le groupe s’éparpille pour acheter des glaces, je m’assois sur le même banc pour reposer mes jambes. Il me sourit.

— Vous aussi, vous trouvez que les ruines ont quelque chose de rassurant ?

Sa voix est grave, chaleureuse. Je ris nerveusement.

— Rassurant ? Pourquoi donc ?

— Parce qu’elles sont là depuis des siècles. Elles ont tout vu, tout survécu… Même à nos petits chagrins.

Je sens mes yeux s’embuer. Il s’appelle Paul. Il est veuf lui aussi, ancien professeur d’histoire à Lyon. Nous parlons longtemps, oubliant le temps qui passe. Quand Monique revient me chercher, elle me lance un regard entendu.

Le soir, dans ma chambre d’hôtel, je repense à Paul. Son rire, sa façon de parler de la vie comme d’une aventure encore possible. Je me sens coupable d’être troublée à mon âge. Est-ce décent ? Que diraient mes enfants ?

Les jours suivants, Paul et moi nous retrouvons à chaque étape : Florence sous la pluie, Venise au petit matin. Nous partageons nos souvenirs, nos blessures secrètes. Un soir, il ose prendre ma main sur le pont du Rialto.

— Françoise… Je croyais que tout était fini pour moi. Mais avec vous…

Je retire ma main brusquement.

— Non… Ce n’est pas raisonnable. Nous sommes trop vieux pour ces histoires-là.

Il baisse les yeux. Je sens mon cœur se serrer. Toute la nuit, je tourne en rond dans ma chambre. Pourquoi ai-je si peur ? De quoi ai-je honte ?

À Paris, tout recommence comme avant : les courses au marché, les après-midis devant la télévision. Mais quelque chose a changé en moi. Paul m’écrit des lettres tendres. Je les cache dans une boîte à chaussures sous mon lit.

Un dimanche, ma fille Claire débarque à l’improviste avec ses enfants.

— Tu as l’air ailleurs, maman… Tu nous caches quelque chose ?

Je bafouille une excuse. Mais elle trouve une lettre de Paul sur la table.

— C’est qui ce Paul ?

Je rougis comme une adolescente prise en faute.

— Un ami… rencontré en Italie.

Claire fronce les sourcils.

— À ton âge ? Tu ne vas pas te mettre à faire des folies ! Papa n’aurait pas aimé ça…

Ses mots me blessent plus qu’elle ne l’imagine. Toute la soirée, elle me surveille du coin de l’œil. Je sens son jugement peser sur moi comme une chape de plomb.

Les jours passent. Paul m’invite à venir passer quelques jours chez lui à Lyon. J’hésite longtemps. Monique m’encourage :

— Tu as le droit d’être heureuse, Françoise ! Qu’est-ce que tu attends ?

Mais la peur me paralyse : peur du ridicule, peur de décevoir mes enfants, peur d’être abandonnée encore une fois.

Un matin d’avril, je prends mon courage à deux mains et monte dans un TGV pour Lyon. Paul m’attend sur le quai avec un bouquet de pivoines.

— Tu es venue…

Je fonds en larmes dans ses bras.

Chez lui, je découvre un autre monde : des livres partout, des photos de voyages accrochées aux murs, une cuisine qui sent la confiture maison. Nous rions comme des enfants. Le soir, il me lit des poèmes de Prévert en caressant ma main ridée.

Mais le bonheur est fragile. Claire m’appelle tous les soirs pour me faire culpabiliser :

— Tu penses à nous au moins ? Tu ne vas pas tout gâcher pour une amourette de vacances !

Paul sent mon trouble.

— Tu dois choisir ce qui te rend vivante… ou ce qui te rassure.

Je passe des nuits blanches à peser le pour et le contre. Finalement, je décide d’affronter ma famille.

Un dimanche midi, je réunis mes enfants autour d’un couscous maison.

— J’ai rencontré quelqu’un… Je suis amoureuse.

Le silence tombe comme une chape de plomb. Claire éclate :

— Mais maman ! Tu n’as plus vingt ans !

Je relève la tête :

— Justement… C’est maintenant ou jamais.

Les semaines suivantes sont difficiles : regards froids, reproches voilés. Mais peu à peu, ils comprennent que je suis plus heureuse qu’avant.

Aujourd’hui, Paul et moi partageons nos vies entre Paris et Lyon. Nous voyageons encore — parfois simplement jusqu’au parc Montsouris ou au marché du dimanche matin. J’ai appris que le bonheur n’a pas d’âge et que la vie peut toujours surprendre ceux qui osent ouvrir leur cœur.

Est-ce égoïste de choisir son bonheur quand on a passé sa vie à penser aux autres ? Peut-on aimer sans honte après soixante ans ? Qu’en pensez-vous ?