Retour à la maison, cœur brisé – L’histoire de Guillaume

— Tu ne comprends donc jamais rien, Guillaume ! s’est écriée Camille, les yeux pleins de larmes et de colère.

J’ai voulu répondre, mais ma gorge était nouée. La valise était déjà prête, posée près de la porte. Je n’ai pas eu le temps de dire au revoir à notre chat, ni même de jeter un dernier regard à notre salon où tant de souvenirs flottaient encore. La porte a claqué derrière moi avec une telle violence que j’ai cru entendre les verres trembler chez la voisine du dessous.

Je me suis retrouvé dans la cage d’escalier, un samedi soir de novembre, avec pour seule compagnie le bourdonnement lointain de la ville et le poids écrasant de mon échec. Je n’avais nulle part où aller. Mes parents habitaient à deux stations de métro, mais je n’avais pas revu mon père depuis notre dispute au Nouvel An. Ma mère, elle, m’appelait parfois, mais je sentais dans sa voix la fatigue d’une femme qui a trop donné et qui n’attend plus rien.

J’ai marché longtemps dans les rues froides du 14ème arrondissement, traînant ma valise comme un boulet. Les vitrines des boulangeries étaient déjà éteintes, les terrasses désertées par la pluie fine. Je me suis arrêté devant un bar où des rires éclataient à travers les vitres embuées. J’ai hésité à entrer, mais je n’avais pas la force d’affronter le regard des autres.

Finalement, j’ai composé le numéro de ma mère. Elle a décroché au bout de trois sonneries.

— Guillaume ? Il est tard…
— Maman… Est-ce que je peux passer la nuit chez toi ?

Il y a eu un silence, puis elle a soupiré.

— Bien sûr. Viens.

Chez elle, tout était comme avant : les rideaux fleuris, l’odeur du café froid, les photos jaunies sur le buffet. Elle m’a tendu une couverture sans un mot et j’ai dormi sur le canapé, bercé par le tic-tac de l’horloge et mes propres remords.

Le lendemain matin, mon père est passé pour récupérer quelques affaires. Il m’a trouvé dans la cuisine, une tasse à la main.

— Alors, t’es revenu ?

Sa voix était dure, mais j’ai vu dans ses yeux une inquiétude qu’il n’aurait jamais avouée. Nous avons échangé quelques mots banals sur la météo et le prix du pain. Puis il a lâché :

— Tu comptes rester longtemps ?

Je n’en savais rien. J’avais 34 ans et l’impression d’être redevenu un adolescent perdu.

Les jours ont passé. Ma mère essayait de me réconforter avec ses petits plats — blanquette de veau, gratin dauphinois — mais je n’avais pas d’appétit. Mon père râlait contre tout : la politique, le voisin du dessus qui faisait trop de bruit, moi qui traînais en pyjama jusqu’à midi.

Un soir, alors que je rentrais d’un entretien d’embauche raté, j’ai surpris une conversation entre eux.

— Il faut qu’il se reprenne… Il ne va pas rester ici éternellement !
— Laisse-lui le temps… Il a besoin de nous.

J’ai eu honte. Honte d’être un poids pour eux, honte d’avoir tout gâché avec Camille. Mais aussi une colère sourde contre ce père qui ne savait qu’exiger sans jamais écouter.

Un dimanche matin, ma sœur Claire est venue déjeuner. Elle m’a pris à part sur le balcon.

— Tu sais, Guillaume… On fait tous des erreurs. Mais tu ne peux pas rester enfermé ici à ressasser le passé. Sors, vois des gens !

Facile à dire… Pourtant, ce soir-là, j’ai accepté l’invitation d’un ancien collègue pour aller boire un verre près du canal Saint-Martin. J’y ai rencontré Sophie, une amie de son amie. Elle avait ce rire franc qui fait tomber les murs et des yeux pétillants malgré les galères qu’elle racontait : son divorce récent, son boulot précaire dans une librairie indépendante menacée de fermeture.

Nous avons parlé longtemps, comme deux naufragés qui se reconnaissent dans la tempête. Elle m’a dit :

— Tu sais, on croit toujours que tout est fini… Mais parfois, c’est juste le début d’autre chose.

Cette phrase m’a poursuivi toute la nuit. Peu à peu, j’ai recommencé à sortir : un ciné avec Claire, un café avec Sophie, une promenade seul sur les quais de Seine. J’ai retrouvé goût aux petites choses : l’odeur du pain chaud le matin, le sourire d’un inconnu dans le métro.

Ma relation avec mon père restait tendue. Un soir où il s’est emporté parce que j’avais oublié d’acheter du lait, j’ai explosé :

— Tu ne vois donc pas que je fais ce que je peux ? Que j’essaie de m’en sortir ?

Il est resté silencieux un long moment avant de murmurer :

— J’ai peur pour toi… C’est tout.

Pour la première fois depuis des années, j’ai vu ses mains trembler légèrement sur la table. J’ai compris alors que sa dureté n’était qu’une armure contre ses propres peurs.

Avec Sophie, nous avons continué à nous voir. Elle m’a encouragé à postuler pour un poste dans une association d’aide aux personnes en difficulté. J’ai été pris. Le premier jour où j’ai aidé un jeune homme à remplir ses papiers pour obtenir un logement social, j’ai ressenti une fierté que je croyais perdue.

Petit à petit, j’ai repris confiance en moi. J’ai trouvé un petit studio dans le 20ème arrondissement — modeste mais lumineux — et j’ai quitté l’appartement familial sous les regards émus de ma mère et de Claire… et le sourire discret de mon père.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de repenser à cette nuit où tout s’est effondré. Si Camille ne m’avait pas mis dehors, aurais-je eu le courage d’affronter mes démons ? Aurais-je appris à pardonner à mon père… et à moi-même ?

Est-ce qu’on doit vraiment toucher le fond pour apprendre à remonter ? Et vous… avez-vous déjà dû tout recommencer pour enfin vous retrouver ?