Le Secret de la Chambre 312
— Camille, tu restes avec moi, hein ? Je t’en supplie, ne me laisse pas seule…
La voix de Juliette tremblait, ses doigts broyaient les miens. Nous étions dans la chambre 312 de la maternité de l’hôpital de Nantes. Les contractions la secouaient, et moi, j’essayais de masquer ma propre angoisse derrière un sourire rassurant. J’avais promis d’être là, du début à la fin. C’était mon rôle de meilleure amie, surtout depuis que le père du bébé avait disparu sans laisser d’adresse.
— Je suis là, Ju. Je te lâche pas.
La sage-femme entra, me tendit un bracelet vert fluo : « Pour le papa ou… la personne de confiance. » J’ai ri nerveusement en l’enfilant. « Je suis le papa aujourd’hui ! »
Les heures passaient, interminables. Juliette hurlait, pleurait, me suppliait de lui donner de l’eau, puis me repoussait d’un revers de main. J’essuyais son front, je lui murmurais des mots doux. Je pensais à mon propre mari, Antoine, resté à la maison avec notre fils Paul. Il m’avait embrassée ce matin-là : « Courage, ma chérie. Juliette a de la chance de t’avoir. »
Quand le bébé est enfin arrivé, tout s’est figé. Un petit garçon, magnifique, hurlant à pleins poumons. Juliette sanglotait de joie et d’épuisement. Je l’ai prise dans mes bras pendant que l’équipe médicale s’occupait du petit.
— Il ressemble à qui ? demanda-t-elle faiblement.
Je me suis penchée sur le berceau transparent. Des yeux gris-bleu perçants, une fossette sur la joue gauche… Un frisson m’a parcourue. Cette fossette…
Plus tard, alors que Juliette dormait enfin et que l’infirmière m’avait confié le soin de changer la première couche du bébé, j’ai remarqué une tache de naissance en forme de cœur sur sa hanche droite. Exactement la même que celle d’Antoine et de Paul.
Mon cœur s’est arrêté. Non… Ce n’est pas possible…
J’ai reculé d’un pas, les mains tremblantes. J’ai regardé le visage du bébé à nouveau : cette fossette, ces yeux… Mon esprit refusait d’assembler les pièces du puzzle.
Je suis sortie précipitamment dans le couloir, j’ai appelé Antoine.
— Allô ?
— Antoine… Dis-moi la vérité. Tu connais Juliette mieux que tu ne veux bien l’admettre ?
Un silence glacial.
— Camille… Qu’est-ce que tu racontes ?
— Le bébé… Il a ta tache de naissance. Celle que Paul a aussi. Et cette fossette…
Il a soupiré longuement.
— Camille… Je suis désolé.
J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds.
— Tu es le père ?!
— C’était une seule fois… On avait bu… Tu étais en déplacement chez ta mère… Je ne voulais pas te blesser…
J’ai raccroché sans un mot. Les larmes coulaient sur mes joues brûlantes. Comment avais-je pu être aussi aveugle ? Juliette et Antoine… Ma meilleure amie et mon mari.
Je suis retournée dans la chambre. Juliette s’est réveillée en sursaut.
— Ça va ? Tu es toute pâle…
Je n’ai rien dit. Je l’ai regardée longtemps, trop longtemps peut-être.
— Camille… Tu sais ?
Elle a baissé les yeux, honteuse.
— Je voulais te le dire… Mais j’avais peur de te perdre. Peur que tu me détestes. Antoine m’a promis qu’il t’en parlerait…
Je me suis effondrée sur le fauteuil.
— Pourquoi ? Pourquoi vous m’avez fait ça ?
Juliette sanglotait à son tour.
— Je t’aime comme une sœur… C’est arrivé sans qu’on le veuille. J’étais seule, il était là… On s’est sentis proches… Mais je n’ai jamais voulu te trahir.
Le bébé s’est mis à pleurer. Instinctivement, je l’ai pris dans mes bras. Il s’est calmé aussitôt contre moi. J’ai senti une vague d’amour et de tristesse m’envahir.
Les jours suivants ont été un enfer silencieux. Antoine m’a suppliée de lui pardonner, Juliette m’a écrit des lettres qu’elle glissait sous ma porte à la maternité. Ma mère est venue garder Paul pour que je puisse réfléchir seule.
À chaque fois que je croisais le regard du bébé, je voyais Antoine et Paul en miniature. J’étais déchirée entre la colère et l’attachement inexplicable pour cet enfant innocent.
Un soir, alors que je rangeais les affaires de Juliette dans sa chambre d’hôpital, elle m’a prise par la main.
— Camille… Je comprends si tu ne veux plus jamais me voir. Mais laisse-moi au moins t’expliquer…
J’ai écouté son récit : la solitude après sa rupture, les soirées passées chez nous où Antoine restait discuter avec elle pendant que je couchais Paul… Leur complicité qui avait dérapé une seule fois, mais qui avait suffi à tout bouleverser.
Je n’arrivais pas à lui en vouloir complètement. Elle était perdue, tout comme moi.
Le jour où Juliette est sortie de la maternité, je l’ai accompagnée jusqu’à sa voiture. Elle a posé son fils dans le cosy et m’a serrée fort contre elle.
— Merci d’avoir été là malgré tout…
Je n’ai rien répondu. J’étais vide.
Aujourd’hui encore, des mois plus tard, je repense à cette nuit-là dans la chambre 312. Ma vie n’est plus la même : j’ai demandé à Antoine de partir quelques temps ; Juliette et moi gardons nos distances mais nous échangeons parfois des messages pour prendre des nouvelles du petit Hugo.
Je me demande souvent : peut-on vraiment pardonner une telle trahison ? L’amitié peut-elle survivre à l’impardonnable ? Et surtout : comment continuer à aimer quand tout ce qu’on croyait solide s’effondre ?