Le seau de concombres et les secrets de belle-maman

— Tu sais, Claire, ce n’est pas grave si les concombres sont un peu gros, tu pourras toujours en faire quelque chose, non ?

La voix de ma belle-mère, Monique, résonne encore dans ma cuisine. Elle vient de déposer sur la table un seau en plastique bleu, rempli à ras bord de concombres énormes, bosselés, à la peau épaisse et jaunie. Je la regarde, un sourire crispé aux lèvres. Je sens déjà la tension monter dans ma poitrine. Pourquoi m’apporte-t-elle toujours ce qu’elle ne veut plus ?

Je me souviens encore du coup de fil de Zoé, ma belle-sœur, la veille :

— Tu sais, maman est passée chez moi ce matin. Elle m’a apporté des petits concombres tout frais du jardin ! On va se régaler en salade.

J’avais ri jaune. Pour moi, ce serait donc les rebuts. Encore une fois. Depuis que je suis entrée dans cette famille, j’ai l’impression d’être celle à qui l’on donne les restes. Pourtant, j’ai tout fait pour plaire à Monique : j’ai appris à faire son gratin dauphinois, j’ai même accepté ses conseils sur la façon d’élever mes enfants. Mais rien n’y fait.

Mon mari, Julien, entre dans la cuisine et voit le seau.

— Encore des concombres ?

Je hoche la tête. Il soupire, puis tente de détendre l’atmosphère :

— On pourrait en faire des pickles ? Ou une soupe froide ?

Mais je sens que ma voix tremble quand je lui réponds :

— Pourquoi elle donne toujours le meilleur à Zoé ?

Julien hausse les épaules. Il ne comprend pas. Il ne voit pas la rivalité sourde qui existe entre sa mère et moi. Il ne voit pas que chaque légume trop mûr est une petite humiliation supplémentaire.

Je me souviens de mon enfance à Limoges. Chez nous, rien ne se perdait. Ma mère disait toujours : « On fait avec ce qu’on a. » Mais là, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas une question d’économie ou d’écologie. C’est une question de place dans la famille.

Le soir même, je me retrouve seule dans la cuisine. Les enfants dorment. Je regarde le seau de concombres comme on regarde un défi. Je décide de ne pas me laisser abattre. Je sors mon vieux livre de recettes et commence à chercher comment utiliser ces légumes géants.

Je coupe un concombre en deux. Les graines sont énormes, la chair un peu molle. Je me rappelle soudain la recette de ma grand-mère : les concombres farcis à la viande hachée et aux herbes du jardin. Je me mets au travail, les mains plongées dans la chair verte et fraîche malgré tout.

Le lendemain midi, j’invite Monique à déjeuner. Elle arrive avec son sourire habituel, un peu pincé.

— Tu as fait quelque chose avec mes concombres ?

— Oui, tu vas voir.

Je sers les concombres farcis bien chauds, nappés d’une sauce tomate maison. Monique goûte, lève les yeux vers moi.

— C’est… délicieux ! Tu devrais donner la recette à Zoé.

Je souris intérieurement. Pour une fois, c’est moi qui ai le dernier mot.

Mais au fond de moi, la blessure reste vive. Pourquoi faut-il toujours se battre pour être reconnue ? Pourquoi les familles françaises sont-elles si douées pour distribuer l’amour au compte-gouttes ?

Le soir venu, alors que je range la cuisine et que Julien m’embrasse sur le front en me félicitant pour le repas, je repense à tout cela.

Est-ce que je finirai un jour par trouver ma place dans cette famille ? Ou bien suis-je condamnée à transformer les restes des autres en trésors cachés ? Qu’en pensez-vous ?